Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
site de Roland Goeller
29 octobre 2009

Regard(s) sur le travail

Commençons, une fois n’est pas coutume, par quelques lapalissades. A savoir : les hommes se réalisent, s’accomplissent, souffrent et se structurent par leur travail. C’est par leur travail qu’ils contribuent (à quoi ? à la bonne marche du monde ?) et qu’ils obtiennent reconnaissance et rémunération. Biens dans leur travail, ils sont bien dans leurs baskets et préservent leur santé. Reconnus pour ce qu’ils apportent, ils sont en mesure de concevoir un avenir et de fédérer leurs forces autour d’un projet. Etc …

Bien, recommençons !

Car, alors même que le travail constitue l’activité humaine de référence, les hommes n’ont jamais autant manifesté de malaise, de mal-être et de souffrance face à leur travail. J’en veux pour preuve la répétition d’actes désespérés que d’aucuns commettent. Pourquoi ?

Pour comprendre, examinons d’abord ce que le travail implique en termes d’appropriation, investissement personnel et centre de gravité. Accordons ensuite notre attention aux regards portés sur cette organisation personnelle, notamment par les acteurs de l’environnement professionnel. Identifions ensuite dans ces regards les miroirs qui marchent et les miroirs qui mentent. Nous en déduirons plus facilement de quelles façons naissent le harcèlement, la souffrance, voire le désespoir et pourquoi, autant que le travail, importe le regard qui lui est accordé.

Le travail, c’est une tâche à accomplir, un objet à produire, à transformer, un service à rendre, bref un résultat à obtenir. Les autres attendent quelque chose dont la réalisation suppose un enchaînement de gestes et d’actions, lesquelles supposent des réflexions, des doutes, des organisations, des engagements, des renoncements, des choix … Le résultat à obtenir, en heure et lieu, conditionne tous les autres côtés de la vie. Untel, parce qu’il ne trouve pas où il habite l’emploi correspondant à son métier se verra dans l’obligation de vivre ailleurs. Si Untel a une famille, celle-ci déménagera elle aussi, il faudra inscrire les enfants dans une autre école, trouver un logement … À moins que la famille d’Untel ne reste dans sa ville, ce qui obligera Untel à faire le voyage tous les week-end. Untel autre, parce qu’il a besoin de gagner plus d’argent, acceptera un emploi en service posté. La première semaine il commence à 4h, la seconde à midi et la troisième à 20h. D’une semaine sur l’autre il ne dort pas de la même façon, parfois il ne dort pas du tout. Alors il se montre irritable, perd patience avec sa famille, il aimerait revenir à un service de jour, mais on lui explique que c’est pour plus tard.

Dans ces deux exemples, où commence le travail, où finit la vie dite personnelle ? Doit-on se limiter au seul résultat ou, à l’inverse, englober toutes les implications de ce travail, tous les ajustements rendus nécessaires, les contraintes partagées par les proches ? Lorsque, rendu soucieux par une difficulté professionnelle, un homme fait des insomnies, celles-ci sont-elles à mettre sur le compte de sa santé ou de son travail ? 

A travers ces exemples, on sent bien que l’appropriation par un individu des modalités de son travail dépasse très largement le strict cadre de sa présence sur les lieux de son travail. Pourtant la mesure du travail est faite ainsi, en heures de présence, dans une perception plus ou moins floue de tout ce qui se joue en dehors et dont le salarié est censé faire son affaire. En ces temps de mobilité adulée, chacun a pu mesurer ce que pèse un déménagement, lorsque les évolutions du marché de l’emploi l’imposent. On se représentera donc aisément ce qu’il en est lorsque les évolutions… en imposent plusieurs d’affilée. Mais le salarié est censé en faire son affaire et se taire. (Et ce n’est pas la même chose de partir avec rien ou avec un chèque de 30000€, un logement de fonction ou des places réservées en crèche). Lorsque la mobilité est élevée au rang de paradigme et que les gens devraient être contents de trouver un emploi, il devient définitivement indécent de parler de ses petits problèmes personnels.

Une autre étape a été franchie ces quinze dernières années, une étape autrement sournoise. Puisque les heures de présence ne constituent pas une bonne mesure du travail accompli, on prendra désormais en compte le seul résultat attendu de ce travail. Les heures de présence ne serviront qu’à définir un niveau de rémunération ainsi qu’à donner la mesure aux conventions collectives, mais pour le reste, seul le résultat compte. Si encore la quantité de résultat était déterminée par la quantité de présence définie par la convention collective ! Mais non ! La quantité de résultat est déterminée par le marché , il en va de même de la quantité d’heures de présence en face du résultat attendu  (ce marché sur lequel pèse la concurrence, ou l’appétit des actionnaires, selon la probité de l’interlocuteur qui débite sa petite chanson).

L’économie de marché, calomnieusement convoquée en alibi, est sommée de justifier ce sophisme : désormais il n’y a plus de rapport entre la quantité de résultat attendu et le volume d’heures de présence nécessaires, sans parler de la mobilité subie et autres contraintes aussi joyeuses.

Mieux ! Si la présence sur les lieux du travail est devenue une variable personnelle, pour quelles raisons la méthode ne le deviendrait-elle pas ? Et derrière la méthode, l’organisation du travail ? A chacun d’apprécier désormais ses propres paramètres. Cela s’appelle le management par les résultats et son corollaire, l’appropriation par le salarié de son référentiel de travail. Ce que je veux, c'est le résultat, le reste c'est votre problème!

On devine les (bénéfiques ou méphitiques ?) conséquences de ce paradigme. Les méthodes et les organisations étant individualisées, se perdra dès lors cette communauté de métiers qui fondait le lien entre ceux qui font le même travail et au sein de laquelle chacun avait la possibilité de s’exprimer sur ses difficultés. Les lieux du travail changent de visage : d’agora ils deviennent corbeilles où les salariés, de manière individuelle et solitaire, discutent avec leurs employeurs dans un cadre qui n’a plus rien à voir avec celui des conventions collectives et qui rappelle plus celui de la grande distribution, lorsqu’elle fait pression sur les petits producteurs en invoquant les exigences des consommateurs que ces derniers sont aussi.

Ajoutez à cela cette sorte de dédain que témoignent, les uns aux autres, ceux qui sont de condition différentes et vous obtiendrez un cocktail explosif où d’aucuns, désormais privés de recours, n’hésiteront pas … Et je doute –fortement- que ce cocktail présente l’efficacité économique qu’on a bien voulu lui prêter a priori.

Cette situation, comme l’on voit, n’est ni l’effet du hasard ni celle de la fatalité, mais plutôt d’une sorte de lâche complaisance. Et qu’on ne vienne pas nous parler de marché et de concurrence, lesquels à nos yeux restent des vecteurs de stimulation et de progression. La véritable question est celle du regard porté sur le travail de l’autre. Dans ce regard il peut y avoir respect et considération, mais (pour un ensemble de raisons complexes) il peut aussi n’y avoir rien et je vous laisse imaginer les extrémités auxquelles ce rien peut conduire …

Les managers de France Télécom auraient-ils poussé ce raisonnement jusqu’au paroxysme de ce rien? Et ceux de la SNCF ne sont-ils pas en train de leur emboîter le pas ?

 

 

 

*

Publicité
Publicité
Commentaires
site de Roland Goeller
Publicité
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 232 402
Archives
Publicité