Penser l’actualité

Invités à témoigner dans le cadre de la démarche Bordeaux Métropole 3.0, jeudi 2 décembre dernier, les dirigeants du journal Libération ont tenté de présenter leur travail comme une «　pensée de l’actualité　». Ont été appelés en renfort journalistes et philosophes, pour permettre d’apprécier en quoi consiste ce «penser» de l’actualité, en quoi diffèrent et se ressemblent les «penser» du journaliste et du philosophe. (Peut-être aussi suggérer, laisser penser que le travail de journalisme de Libération s’apparente au travail du philosophe　!)

Le journalisme, explique son directeur Laurent Joffrin, consiste à parler de l’actualité, tous les jours, en continu, à la différence de la philosophie qui prend le temps de se relire et de mettre en perspective. Dans les exemples qu’il donne, on comprend très vite que l’actualité est synonyme d’événements. «　Le journaliste ne pense pas　» clame Laurent Joffrin non sans un brin de provocation. Le journaliste rend compte de l’événement de façon brute et immédiate, mais en respectant certaines règles de déontologie, par exemple lorsque deux parties sont en confrontation, donner le point de vue de chacune d’elle, mais globalement le journaliste s’intéresse à l’événement. Le journaliste n’a pas le temps de la réflexion et se rend là où l’événement se produit, il réfléchit en marchant.

Une difficulté surgit à ce stade　: qu’est ce qu’un événement　? Dans le tsunami de Pukhet, l’événement est-il dans le mur d’eau ou la dévastation de Pukhet　? Dans l’éruption volcanique d’Eyjafjöll, l’événement est-il dans l’émission d’un nuage de cendres ou dans la neutralisation des flottes aéroportuaires européennes ainsi que dans le désespoir des touristes empêchés de rentrer　? L’événement est manifeste mais sa préparation est souterraine. Avant que les choses n’adviennent, elles se préparent. Avant que le vin ne coule, il faut laisser fermenter les cuves. Le journaliste ne s’intéresse-t-il qu’au manifeste, délaissant les entrailles où les événements se préparent? S’il en est ainsi le journaliste prend le risque d’une certaine futilité, se précipitant là où quelque chose s’agite, une précipitation en quête de … sensationnel.

Recherche de sensationnel, Laurent Joffrin ne le dément pas! Car un journal est aussi une entreprise, le lecteur est un client à ne pas mécontenter　: s’il est un devoir de lui dire ce qui et ce qu’il advient, en bien ou en mal, il en est un autre de lui dire plutôt le genre de choses qui lui plaisent. Ainsi le prochain mariage du prince Andrew supplante-t-il tout autre événement à la une　!

Mais si la recherche d’un certain sensationnel répond à un certain besoin de vendre, la recherche de l’événement, en général, soulève une autre difficulté. En effet, à quels événements, à quelles familles d’événements nos journalistes vont-ils s’intéresser　? Libé et le Figaro ne s’intéressent pas aux mêmes événements, a minima, les mêmes événements ne seront pas mis en relief de la même façon chez l’un ou chez l’autre. De façon pateline, Laurent Joffrin laisse entendre, comme allant de soi, que LIBE va partout où il y a de la misère, des sans-papiers, des mal-logés et tout ça. Mais rechercher le scoop de la misère c’est du voyeurisme, sauf lorsqu’il s’agit de dénoncer à tous prix «l’incurie du pouvoir et des politiques publiques».

Il y a là une idée de hiérarchies dans les familles d’événements et, par conséquent, une pensée, des choix préalables, des engagements, des lignes éditoriales définies en fonction d’orientations, de sensibilités …

Dénoncer «l’incurie du pouvoir», cela s’appelle «penser» contrairement à ce qu’affirme Laurent Joffrin, donc choisir un point de vue, une vision, etc ... car il n'est pas certain que toute la misère dont LIBE rend compte soit à mettre sur le dos du pouvoir

LIBE pense l’actualité, mais (oublie-t-il de dire) à sa manière!