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site de Roland Goeller
11 décembre 2010

La littérature, molécule anti-com

Pourquoi lorsqu’un état, une nation ou une cité fonctionnent, c’est parce qu’ils disposent d’une cohésion sociale puissante ? Pourquoi cette cohésion repose-t-elle pour une part essentielle sur un terreau culturel riche et fécond? Pourquoi la littérature tient-elle une place particulière dans la génération du terreau culturel bien plus que la philosophie et son cortège de sciences sociales? Pourquoi la marginalisation de la littérature induit-elle une destruction de ce terreau et l’émergence de pôles, d’entités, de groupes, de communautés, de multinationales, d’intérêts, lesquels, à défaut de s’entendre et de «communier» se contentent de «communiquer» ?

La communication n’est pas, et loin s’en faut, la bête noire que tend à présenter cette série de questions liminaires. La communication est une exigence de forme et d’accessibilité à un fond, un texte, un message, une pensée, un concept, etc. La communication est semblable à l’enveloppe en vélin surfin dont le contact donne envie de prendre connaissance de la lettre qu’elle contient. La «bonne communication» se limite à cela, une entrée en matière agréable, des salamalecs, des politesses et des courtoisies. Mais toute communication qui va au-delà s’en prend au contenu, le déforme, le confisque, le travestit. Il y a mille façons de confisquer et de travestir, je n’en ferai pas l’inventaire. Disons, lorsqu’un débat public d’aménagement du territoire devient houleux, lorsque la contestation ne désenfle pas, il y a de fortes chances que ce débat véhicule des messages insuffisamment partagés et que l’effort aura porté sur la com au détriment du partage. Disons encore, lorsque Wikileaks met sur la place publique des secrets, le «taux de com» se mesure à l’embarras des diplomates cités. Disons encore, lorsque dans une ancienne entreprise publique de téléphonie, remasterisée en multinationale, les cadres par dizaines se jettent par les fenêtres, c’est qu’il y a quelque part un problème de cohérence du management et d’un abus de com pour le masquer. Des exemples, chacun pourrait en citer … mais d’une façon ou de l’autre chaque exemple révèle une difficulté intervenue dans la compréhension réciproque en amont et, derrière cette difficulté, sans doute une insuffisance de socle commun, de terreau …

Que se passe-t-il lorsque «la com l’emporte sur le contenu» ? Qu’est ce que l’omniprésence de la com nous dit, au niveau de la contexture et de la portée du contenu ? Disons les choses plus simplement : la com intervient lorsqu’il est impossible de dire les choses simplement, lorsque le fait de dire les choses simplement et sans détour entraînerait des rejets, des mouvements de foule, des catastrophes. La com mentirait-elle ? Non, se défendent les professionnels du secteur et ils ont raison : tout ce que la com dit est avéré, vérifiable. Le «mensonge», s’il y a, est ailleurs, il est dans le fait de ne pas tout dire, de choisir ce qu’on dit et ce qu’on tait. La com est une immense machine à fabriquer de la litote, de l’omission. Prêtez oreille à une conversation de communicateurs et vous entendrez : ça on dit, ça on dit pas, ça on dit surtout pas, ça on dit comme ça, ça on dit à la fin, ça on dit en une phrase et ça on dit en gros caractères …

La com est un prisme.

troubadours

Dans la com il y a des gens autorisés au discours et d’autres qui sont muselés, il y a des hiérarchies dans la parole, induites par le pouvoir au service duquel la com intervient. Car la com ne parle jamais en son nom propre, la com a partie liée avec un pouvoir dont elle met en scène la geste. La com est au siècle actuel ce que le troubadour était au seigneur du Moyen Age, le barde au chef de clan, Virgile à Auguste. (Mais les rois de France avaient eu la sagesse de s’entourer de fous …) Dans certains cas, la com est une machine à contourner la démocratie.

Pourquoi est-il devenu si difficile de dire les choses simplement ? Parce que la réalité est devenue complexe, rétorqueront les communicateurs. Je ne suis pas sûr que ce soit la vraie raison. Certes, la réalité devient mondialisée, globalisée, interdépendante, complexe, mais cela constitue-t-il un obstacle pour dire les choses simplement? Lorsqu’on parle au nom de tous, il importe que le message porte ce que pensent tous, au moins une majorité, et que la minorité qui ne se sentirait pas «écoutée» se retrouve ailleurs, dans une compensation, se trouve pour le moins nommée. C’est à cette charnière qu’intervient le terreau culturel riche et fécond ! Sans lui, comment les élites parviennent-elles à écouter l’opinion dans ce qu’elle exprime et, surtout, dans ce qu’elle n’exprime pas.

Mais pas de terreau sans humus, dit-on. Et pas d’humus sans humanités, sans maturation lente. Celle-ci commence par l’histoire du soir, avant de s’endormir, dont l’enfant ne comprend pas toujours le sens mais dont il «écoute» la narration. Après vient l’âge de la lecture, cette narration qu’on se fait tout seul. Mais déjà les tentations interviennent : télévision et jeux vidéo réclament leur dû. Le danger n’est pas d’y succomber mais d’y succomber totalement. Les grands clivages naissent à ce stade : il y a ceux qui continuent de se nourrir de la grande histoire du monde, de découvrir les vertus de l’indicatif et du subjonctif en alternative à la dictature de l’impératif du rapp. Il y a ceux qui remontent jusqu’à Homère et ceux qui en restent à la ligue 1 du football anglais. Il y a ceux qui auscultent la tragédie d’Andromaque et ceux qui se gavent des frasques de Madonna.

Il n’est pas nécessaire de préciser que les uns se distinguent des autres notamment par la littérature et je refuse les arguments par lesquels les sociologues tenteront d’objecter que la littérature est hermétique pour les classes sociales défavorisées : un livre de poche coûte 4€ et Albert Camus était un enfant pauvre. Le clivage se trouve ailleurs.

Son analyse relève d’une expertise plus importante que la mienne et là n’est pas mon propos. Ce qui m’importe dans ce billet c’est d’établir un lien entre la généralisation de la com et l’inconsistance du terreau culturel, lorsque l’»inconscient collectif» n’est plus cimenté par ces images et ces archétypes puissants que véhiculent les arts et la littérature.

NB : La com est une tentation, l’esprit de chapelle en est son réservoir. Lorsque le domaine de la littérature régresse, alors progressent les jargons, l’argot, les langages de chapelle compréhensibles aux seuls adeptes de ces chapelles. La prolifération des anglicismes (lesquels ont toutefois du charme dans l’usage modéré qu’en fit Stendhal à l’attention des happy few !), la généralisation des périphrases, des slogans et des injonctions (en lieu et place d’un langage d’argumentation) participent de cette fragmentation du parler commun lequel ouvre à quelque chose d’inquiétant qui n’est pas sans rappeler Babel.

Mais Babel c’est aussi ce temps biblique où des peuples mus par un grand projet se séparent, faute de s’être entendus, en dépit de tous leurs efforts de communication. Sans doute le texte biblique suggère-t-il que la démesure du projet déplaisait à Dieu. Peut-être suggère-t-il aussi qu’avant de nourrir des projets démesurés, qu’il faudra « vendre » à grands renforts de com, il est prudent de se nourrir des écritures et de la littérature.

 

 

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