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site de Roland Goeller
2 mai 2011

L’homme qui regarde, d’Alberto Moravia

 

 

(extraits chapitre 8) Tel est donc le souvenir qui me revient soudain, nettement, parfaitement organisé, avec toutes ses couleurs et tous ses mouvements, tandis que je regarde mon père qui dort. Alors, avec la sensation de faire une importante découverte, je me rappelle tout à coup qu’il y a quelques jours Sylvia, au restaurant chinois, pour justifier son «béguin» a dit d’elle-même que ce n’était pas une Vierge, comme je m’obstinais à la considérer, mais une salope. Or le mot «salope« est exactement celui que ma mère, il y a vingt sept ans, avait prononcé péniblement, sur l’injonction de son mari : «oui, je suis une salope».

Je n’ai pas eu la réaction de faire remonter l’identité des deux déclarations qui ont eu lieu à tant d’années de différence, à une même origine. Peut-être la vérité m’aveugle-t-elle, tels les phares d’une voiture qui foncerait sur moi. Tout d’abord je suis frappé par la ressemblance et par rien de plus; puis dans un second temps, je m’écrie intérieurement :«Mais c’est évident: le mot «salope» a été prononcé par ma mère il y 27 ans tout comme Sylvia il y a quelques jours, exactement pour la même raison, qui du reste correspond au désir de mon père de l’entendre formuler».

Je reste intérieurement silencieux pendant quelques temps. Puis je me dis : «Et dans la position identique, en faisant l’amour par derrière, à la manière des animaux. De ma mère, je le sais pour l’avoir vu; de Sylvia le l’ai appris de sa bouche».

La chose est étrange à dire mais, lorsque j’ai eu tout à l’heure la tentation de frapper mon père au visage, alors que je n’avais pas encore deviné ni reconstruit la vérité de son rapport avec Sylvia, maintenant que je n’ai plus aucun doute, j’ai l’impression de la regarder sans aucune impulsion de violence. Et comme si ma violence avait été liée à la cécité, à laquelle à présent succède une clairvoyance, peut-être effrayée, mais au fond résignée face à ce fait nouveau et pour l’instant incroyable : mon père a été l’amant de ma femme.

Mais il y a encore autre chose qui me fait renoncer à la violence. A bien y réfléchir, si je frappais mon père, je cesserais de me comporter en fils, je ne serais que le mari de Sylvia. De son côté, il cesserait d’être mon père et il ne serait plus qu’un rival dans le domaine de l’amour. De surcroît un rival heureux : il ne fait aucun doute, en effet, que, du moins pour l’instant, Sylvia préfère être traitée comme une «salope» que comme une Vierge. Bref, tout notre rapport père-fils se réduirait à la compétition de deux mâles désirant conquérir une femme. Une manière de considérer la situation qui, avant tout, n’est propre qu’à mon père dont je n’oublie pas l’exhibition sexuelle pendant la piqure. En fait, je désire que la relation avec Sylvia conserve son caractère incestueux, et cela parce que, sans vraiment pouvoir reprocher à un heureux rival de m’avoir soufflé ma femme, je peux du moins penser que mon père, ne fût-ce que par respect de lui-même, aurait dû s’abstenir de coucher avec sa belle-fille.

Cette volonté de voir dans mon rival plutôt le père que le mâle, je le sais, provient – et ce n’est pas vraiment inconscient – du rapport créé par mon père avec Sylvia, dans lequel je remarque une cruauté profanatoire qui, à travers Sylvia, me vise moi. Oui, c’est moi que mon père veut, d’une certaine manière, blesser, en possédant Sylvia more ferarum ; c’est moi qu’il veut insulter, en la contraignant à dire d’elle-même que c’est sa «salope». Du reste, cette façon de considérer notre situation n’est pas seulement la sienne, mais aussi la mienne : lui, à travers son rapport avec sa bru, il aspire à insulter et blesser son fils rebelle et contestataire ; moi, de mon côté, je l’insulte et je le blesse en ne voyant en lui qu’un personnage représentatif de la société que je conteste.

 

L’homme qui regarde, Dodo (diminutif d’Edoardo) est un modeste professeur de littérature, fils d’un autre professeur, de physique, riche et célèbre. L’homme qui regarde a fait des choix politiques en opposition avec ceux de son père, il a participé au soulèvement de mai 68 et condamne la propriété individuelle. L’homme qui regarde renonce dès lors à l’héritage de sa mère et accepte de vivre dans un certain dénuement. Marié et pauvre, l’homme qui regarde est contraint d’installer son ménage dans une aile reculée de la maison de son père, omniprésent.

L’homme qui regarde entre dans sa peau de narrateur lorsque sa femme Sylvia décide de vivre ailleurs. Sa femme ne le quitte pas, dit-elle, mais elle veut prendre du champ, comme pour mettre à distance quelque chose qui l’oppresse.

Chaque roman de Moravia commence par l’éclatement d’une situation de crise larvée. Le départ de Sylvia qui disait «vouloir une maison à elle» révèle à l’homme qui regarde l’étendue de sa propre contradiction. Mais ce n’est pas sa modestie qu’elle lui reproche, il se joue autre chose qu’elle perçoit en femme, de façon intuitive, qu’elle va peu à peu tenter de révéler sans jamais le nommer vraiment. Livré à lui–même, l’homme qui regarde erre à travers les rues de Rome, fasciné par un nuage qui prend une forme atomique au-dessus de la coupole d’une église. Il fait la connaissance d’une jeune femme noire laquelle devine et flatte ses penchants d’homme qui regarde. Il «voit» la jeune femme dans les attitudes d’un poème érotique de Mallarmé, de même que, lorsqu’il fait l’amour à sa femme Sylvia, il la «regarde» telle une «vierge» qui le domine. L’homme qui regarde se conçoit-il acteur d’événements dont il serait absent de corps?

Son père malade est alité. Cela rapproche le père et le fils lequel se souvient d’une scène d’enfance (fondatrice?). Par une porte entrebâillée, il avait surpris son père en train de «dominer» sa mère, en user d’elle comme d’une «salope». Fausta, jeune fille chargée des soins du père malade, le prend en sympathie. Elle lui révèle avoir succombé au jeu «dominateur» du vieil homme. Elle lui apprend qu’une autre femme a succombé elle aussi à ce jeu, une femme qui se trouve posséder la clé de la maison et il n’y a pas trente six jeux de clés … Le doute ronge désormais l’homme qui regarde. Sa propre femme serait-elle la maîtresse de son père ?

Au cours du rendez-vous hebdomadaire qu’ils ont gardés, Sylvia lui révèle avoir eu une liaison dans laquelle elle était la putain, la «salope» livrée aux jeux d’un prédateur, des jeux pour lesquels elle eut un «béguin», de préférence au jeu de la Vierge qui est le thème de sa relation avec son mari. C’est à cause de ce «béguin» qu’elle a voulu s’éloigner et il lui est possible d’en parler parce qu’il est terminé. L’homme qui regarde oscille entre colère et consternation. Cependant il renonce à la vengeance du mâle bafoué (vengeance qui transformerait l’autre en rival) pour ne voir dans ce «béguin» que le jeu cruel d’un père qui a voulu insulter son fils de l’avoir contesté et d’avoir renoncé à son héritage.

Jamais Moravia ne situe ses romans dans l’histoire, cependant l’écrivain est témoin de son temps et je ne peux m’empêcher de voir dans le père alité une allégorie de la figure mussolinienne, conquérante, paillarde, barbare, mais pitoyable et vaincue. Une figure fascinante toutefois, à la force de laquelle la femme succombe aussi longtemps que son jugement est altéré (avoir un béguin). Le fils dès lors ne peut être qu’un homme qui regarde, par opposition à l’homme qui parade et asservit. En renonçant à l’héritage, l’homme (moderne italien) qui regarde renonce-t-il à «l’héritage mussolinien», ce dont le père renié l’insulte? Mais dans le monde de Moravia, le combat qui oppose les hommes, ce sont les femmes qui le départagent. Les choses rentrent dans l’ordre lorsque Sylvia, retrouvant sa lucidité, parvient à renoncer à son «béguin». Elle accepte alors la pauvreté et renonce elle aussi à «cette maison à elle», son inaccessible rêve.

 

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