la forme de l'outil (mécènes ou technocrates)

La peau est au contact de la chair, mais l’outil l’est à celui de la matière. La chair est élastique. Après que des mains l’aient pétrie, elle reprend sa forme initiale. A l’inverse la chair ne se déforme que sous l’effet de la croissance, du vieillissement, de l’enfantement ou de la maladie. Toute autre action ampute la chair d’un bras, d’une jambe dont le souvenir restera ad aeternam.

La matière, elle, se déforme. Je ne parle pas de l’air, de l’eau ou du feu qui épousent parfois emportent. Je parle de la terre et de ce qu’il y a de plus dur en elle. Je parle du métal et du minéral.

Métal et minéral sont plastiques. Ils résistent aux mains nues mais leur déformation demeure. Il faut pour le vaincre un autre métal ou un autre minéral, plus durs. Il faut un outil pour façonner, transformer, donner forme. Nulle matière n’est transformée par les outils virtuels, par les ordinateurs, lesquels "laissent la matière en plan".

De la forme de l’outil, de sa dureté, de sa vitesse et de sa profondeur de pénétration dépend la transformation. Tout sculpteur sait cela. Tout forgeron aussi, qui ne cesse de perfectionner l’outil.

La maîtrise de l’outil et la prémonition de la forme à créer induisent le choix de la matière. Le marbre sied à Michel-Ange, Brunelleschi ou Canova. Le calcaire sied à la cannelure de la colonne dorique. Forme, outil et matière ont parties liées, voire partie liée. Artistes et artisans sont dépositaires de leur intersection. Les mécènes l’avaient compris, sachant accorder leur soutien sans interférer dans ce travail. Les technocrates ont moins d’humilité : ils entendent décider, orienter, intervenir. Ils veulent s’emparer de l’esprit des artistes et des artisans pour infléchir l’angle d’attaque de l’outil, le choix de la matière, la forme à faire surgir.

Les uns et les autres finissent par trouver un compromis en forme de pis-aller : celui de l’ébauche, du minimal, du massif, du reproductible, de la performance, du kit et du kitsch. Celui qui veut contrôler la main sans tenir l’outil ne connait pas sa fabuleuse puissance et ne parvient qu’à l’informe. Une civilisation au sein de laquelle les technocrates « prennent et tiennent la main » retourne à l’âge de pierre.    

Comments

[Yves Leclercq]

Je ne peux qu'être d'accord avec ces considérations, mais à quelle situation faites vous allusion?