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site de Roland Goeller
2 novembre 2012

Déni et boucs-émissaires, deux façons d'échapper aux responsabilités

Dans le numéro 808 de Marianne (13 oct 2012) E. Todd signe un « premier bilan de François Hollande », six mois après son accession au pouvoir, et prédit que dans 5 ans l’actuel président sera un géant ou un nain.

La formule fait mouche et aiguise la curiosité. Les cotes de popularité du président et du premier ministre sont si dangereusement basses qu’on ne peut manquer de prêter oreille à tout propos qui prend le contrepied de la plupart des commentaires. Celui d’E. Todd, démographe et politologue, provocateur à ses heures, ne manque pas de surprendre en première lecture. Il inverse les perspectives, mais avec des approximations et des syllogismes qui ne sautent pas forcément aux yeux. L’exercice ne manque pas d’esprit et, à tout bien prendre, serait aimable si les inconditionnels du 6 mai et de l’antisarkozisme (à qui au contraire il faudrait finir de dessiller les yeux) n’en prenaient prétexte pour retremper leurs âmes chahutées dans le bain de la ferveur révolutionnaire.

Que dit E. Todd en substance?

La rigueur est nécessaire car « dans un contexte de concurrence mondiale déloyale, distribuer des moyens de paiement aux ménages, ce serait fabriquer de la demande pour la Chine et l’Allemagne… ». Cela est indéniable, cependant E.T. ne situe pas l’irresponsabilité dans la tentation très française de la politique de redistribution mais, précisément, en « Chine et en Allemagne, les deux grands pays exportateurs et économiquement irresponsables, qui contractent leur demande intérieure pour écraser leurs voisins ». En d’autres termes, si les choses vont mal chez nous, ce n’est pas le résultat d’une quelconque incurie de notre part mais celui de visées hégémoniques, ailleurs. Pas un seul instant E.T. ne suppose que Chine et Allemagne, baignées dans la même mondialisation et confrontées aux mêmes défis, ont peut-être fait preuve de courage (voire de témérité) là où nous aurons hésité et que leur hégémonie n’est pas la conséquence d’une quelconque volonté d’écrasement mais d’années d’effort auxquels nous n’aurons pas voulu consentir. Pas un seul instant, E.T. ne mentionne les milliards que l’économie allemande a déjà mis dans le pot commun, pour sauver soit la Grèce, soit les banques, soit l’euro. Pas un mot de remerciement pour ce qui aux yeux de E.T. semble être un dû, au nom d’une soi-disant dette historique qu’il n’hésite pas à brandir. Le propos d’E.T. apparaît dès lors non pas comme une aimable provocation mais comme une incitation aussi belliqueuse que sournoise. 

Plus loin : « La cruelle vérité, c’est qu’aucune politique économique ne peut marcher si on laisse en l’état deux règles du jeu économique : l’euro et le libre-échange intégral ». L’euro, qui « … ne marchera jamais, il faut être lâche, dit-il, corrompu, schizophrène, ou les trois à la fois pour ne pas l’admettre ». La sanction tombe, définitive. Comme si la France n’avait jamais œuvré pour sa création. Comme si la monnaie unique n’était qu’un épouvantail et que d’aucuns parmi les 17 ne s’en soient pas accommodés. Et ceux qui en auraient tiré profit l’auraient forcément fait de façon indue et déloyale, ceux qui … entendez l’Allemagne envers laquelle E.T. prononce un réquisitoire à charge : « Traitons l’Allemagne comme n’importe quel pays, admettons qu’elle se moque de nous : elle mène une politique strictement nationale, profite de l’euro qui nous interdit de dévaluer et de faire baisser le coût du travail, … le tout sans jamais consulter ses partenaires européens. Avec un allié économique comme l’Allemagne, nous n’avons plus besoin d’ennemi ! »

A ces mots me reviennent des souvenirs que je croyais enfouis, d’une époque lointaine, 1914, où les uns écrivaient sur les wagons « Dieu avec nous » et les autres « Gott mit uns », ce qui revient au même.

E.T. est-il seulement conscient de la violence qu’il distille sous couvert de (mauvais) esprit ?

Quant à l’argument avancé, ce que E.T. sous-entend, c’est que l’absence de compétitivité de la France est due, et seulement due, à l’hégémonie de son voisin teuton. Il ignore ou feint d’ignorer qu’à la fin des années 90, la compétitivité des deux pays était identique, avec un petit bonus pour la France. Il feint d’ignorer qu’au nom d’une idéologie aventureuse la France s’est engagée dans la réduction du temps de travail tandis que l’Allemagne mettait en place les lois Harz, … branche par branche, avec pragmatisme, n’hésitant pas à figer les salaires et augmenter le temps de travail lorsque les conditions l’exigeaient. Dix ans après, les résultats parlent deux mêmes : l’Allemagne présente un excédent commercial annuel de 160 milliards tandis que la France est en déficit de 60 milliards. Il s’agissait certes de « politiques nationales » mais nullement belliqueuses et E.T. feint d’ignorer toutes les raisons idéologiques qui ont empêché la France d’emboîter le pas à l’Allemagne, comme cette dernière du reste l’y invitait.  

Du reste, à cette absence de compétitivité, E.T. ne voit qu’un remède : la dévaluation, pour laquelle bien sûr une monnaie strictement nationale est indispensable. Là encore, E.T. se satisfait d’archaïsmes et d’approximations. Car la dévaluation n’est qu’un pis-aller, l’histoire de la 4ème république nous l’a suffisamment appris. Elle permet, certes, momentanément, de remettre les pendules à l’heure, de renchérir les importations et doper les exportations mais in fine elle induit un recul, une déqualification générale que E.T. feint de négliger. Il ne feint pas en revanche de mépriser la leçon donnée par l’économie allemande, laquelle a su réunir les conditions de la performance, qui  est un savant dosage de coût du travail compétitif (productivité et fiscalité faible), de segments de marché opportuns (high tech) et d’innovations (saluons en passant les 70 pôles de compétitivité mis en place en 2005 par le gouvernement Raffarin, lesquels hélas ont besoin d’une longue phase de montée en puissance).

Les termes que nous employons sont ceux d’une révolution industrielle et culturelle, voire idéologique, dont E.T. semble vouloir dispenser la France en détournant les regards et en pointant du doigt la grande coupable : l’Allemagne, au besoin en soufflant sur d’inquiétantes braises. Comment comprendre cette phrase d'un article qui prétend traiter de questions économiques: «En somme, l’Allemagne ayant massacré 6 millions de juifs, on ne peut plus la critiquer, elle a été sacralisée par la Shoah ». J’ignorais, et sans doute ne suis-je pas le seul, que l’Allemagne ait été sacralisée par la Shoah. Je crois au contraire que l’invocation d’un tel argument à l’encontre des générations actuelles d’allemands relève d’arrière-pensées dont je me refuse à l’exploration tant elles paraissent irrecevables.

Mais rien sans doute ne doit être négligé pour diaboliser les méchants, aussi E.T. remet-il une couche en rappelant le récent débat sur la circoncision, outre-Rhin, à propos duquel il déclare « qu’un minimum de bon sens historique devrait nous alerter sur la suspecte irrationalité … ». Je crois que l’allusion se passe de commentaires.

La désignation d’un ennemi a ceci de commode qu’elle évite les remises en question. Sans doute ces dernières sont-elles suffisamment douloureuses pour qu’E.T. ne renonce pas à un deuxième ennemi. «Avec Hollande, l’Etat ne supplie plus les riches de bien vouloir lui prêter de l’argent ; l’Etat réaffirme son droit à reprendre aux riches le trop d’argent qu’ils ont accumulé en tondant la société ». Après le coup de la dévaluation, nous avons droit à un autre archaïsme : la lutte des classes. Je veux bien croire qu’il y a, en notre pays, des rémunérations et des fortunes excessives mais je souhaite mettre en garde contre des clichés tels « tondre la société ». Posture une fois de plus réductrice et caricaturale en ce qu’elle assimile les entrepreneurs à des escrocs et qu’elle tient pour négligeable la création d’emplois (et de richesses) liés à l’entreprise et au commerce. Le politologue E.T. renouerait-il avec les rhétoriques révolutionnaires ou bolchéviques dont l’histoire regorge des excès ?

In fine, E.T. a le droit de conclure que « la gauche ne doit jamais oublier que le véritable ennemi, c’est le riche ». E.T. a le droit de souffler sur les braises et de réveiller des haines même enfouies. En revanche est-il conscient que la France est à un carrefour de son histoire et qu’il importe de ne pas lui envoyer des signes funestes?

Il se présente à elle deux destinées et les années que nous vivons sont cruciales à cet égard, s’il n’est pas déjà trop tard. La première, pas la moins ardue, est celle du retour de la compétitivité par la réforme de l’appareil industriel et des structures administratives (la France passe pour être sur-administrée). C’est celle des pays de l’Europe du Nord, héritiers des ligues hanséatiques et de la politique contractuelle par branches. La seconde est celle de la sortie de l’euro que E.T. appelle de ses vœux.

Il ne cache pas que les années qui nous attendent seront sombres et que nous risquons de frôler les 4 millions de chômeurs. Cette perspective, dit-il avec honnêteté, est inévitable mais ce qu’il laisse dans l’ombre, c’est la formidable régression que connaîtrait un pays confronté à la fois à un endettement astronomique et à des déséquilibres structurels majeurs. Sans doute notre pacte social (la sécurité sociale, les retraites, la santé) serait-il mis durablement à mal par une sortie de l’euro. Il risque de se produire en France ce qui s’est passé en Argentine en 2002, cela, E.T. ne le dit pas.

Aussi, tenter de convaincre nos compatriotes que l’affrontement d’ennemis (imaginaires) les préserverait de remises en question inéluctables, c’est peut-être les jeter dans la gueule du loup, les précipiter dans le gouffre que trente années de frilosité française auront creusé, c’est peut-être les faire renoncer à ce sursaut que l’histoire attend d’eux.   

 

 

  

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