Extension du domaine du mariage
A quelle finalité répond le projet de loi du « mariage pour tous » ? Donner un cadre légal, diront ses partisans, à tous les couples de même sexe qui vivent ensemble, leur permettre de gérer les questions de patrimoine au même titre que les autres couples, leur donner la possibilité d’une famille par rapport aux enfants dont ils ont ou auront la responsabilité, etc.
Il y a dans le projet de loi une générosité qui, en apparence, rend incompréhensible la fronde qu’il suscite. Peut-être aussi la volonté d’élever un obstacle supplémentaire à une certaine homophobie dont, trop souvent encore, les homosexuels sont victimes.
Les auteurs de la fronde sont-ils pour autant homophobes ? D’aucuns s’en gardent et là aussi, en dehors de quelques propos outranciers et marginaux, les arguments ne manquent ni de perspective ni d’acuité. Ils proviennent tant de la société civile que des communautés religieuses lesquelles, laïcité régnante, ne fabriquent pas la loi, mais, laïcité oblige, ont tout de même le droit de faire entendre leur voix.
Le malaise de la société civile …
« A-t-on demandé aux citoyens s’ils étaient d’accord pour ne plus être le père ou la mère de leur enfant et ne devenir qu’un parent indifférencié ? » s’interroge Mgr Vingt-Trois à la conférence épiscopale. La question est révélatrice du malaise qu’éprouve la société civile. L’évêque en donne une expression, subjective sans doute, mais sans détours : «Imposer, dans le mariage et la famille où la parité est nécessaire et constitutive, une vision de l’être humain sans reconnaître la différence sexuelle serait une supercherie qui ébranlerait un des fondements de notre société ».
La question serait-elle théologique ?
On peut récuser l’argument de l’évêque sous prétexte d’archaïsme ou d’illégitimité. Mais l’argument est-il pour autant irrecevable ? Les partisans de la loi se veulent hommes et femmes de progrès mais peut-être, à l’instar de la formule de Brecht, se contentent-ils d’être progressistes au lieu de progresser. Car ils ignorent, ou feignent d’ignorer, que le fait d’étendre à tous les couples, le cadre matrimonial jusque-là réservé aux seuls couples hétérosexuels, cela modifie en profondeur la perception qu’en ont les uns et les autres. Le projet de loi ne concerne pas seulement ceux auxquels il semble destiné.
Parents ou père et mère ?
L’homosexualité n’est plus, je crois, regardée d’un mauvais œil. Et les couples hétérosexuels ne sont pas opposés au fait que les couples homosexuels jouissent d’un cadre matrimonial légal, mais ils sont peut-être réticents, voire hostiles, au fait que cela entraine l’éclatement du cadre matrimonial traditionnel, celui auquel ils se sont toujours référés.
Là où la loi parlait de mari et de femme, elle parlera désormais de parents. Le couple, traditionnel, est l’alliance entre deux individus, de sexes différents, associés pour fonder une famille et procréer. Chaque membre de ce couple est investi d’une fonction précise dans le processus de procréation, fonction imposée et déterminée par la nature, fonction implicitement désignée par les termes homme et femme, époux et épouse, ou mari et femme. A l’inverse, le couple tel que le conçoit le projet de loi est déconnecté du processus de procréation ainsi que des rôles respectifs de chacun des membres dans ce processus, et pour cause.
Le même mot, « couple », désignera deux types d’associations, les unes constituées de personnes de sexes différents – hétérosexuelles - les autres constituées de personnes de mêmes sexes - homosexuelles donc. Cette désignation ne saurait être explicite, aussi le législateur se bornera-t-il à parler de couples et de parents. Les couples – hétérosexuels – perdront ainsi la reconnaissance implicite des fonctions différenciées de procréation et cette perte n’est peut-être pas anodine à leurs yeux. Du reste, jamais un couple –traditionnel- ne se définit comme couple hétérosexuel. Un couple est implicitement (et sémantiquement ?) hétérosexuel. Cela va sans dire. Mais l’apparition – légale – de couples homosexuels obligera tous les couples à définir leur caractéristique sexuelle. En présence – physique – d’un couple, il ne planera aucun doute quant à sa … nature ?, son orientation ?, son genre ? Mais la loi se doit de définir tous les cas de figure et ne saurait se contenter d’une reconnaissance de visu.
Cette obligation de dire et d’expliciter ce qui jusqu’à présent était implicite, pose des interrogations à propos desquelles, certes, les églises ont peut-être le tort de braver leur obligation de « réserve laïque », mais l’énoncé de ces interrogations n’est pour autant ni illégitime ni irrecevable.
Le refus de désigner la différence …
Pour contourner cette difficulté, d’aucuns avaient suggéré de désigner les couples homosexuels et les couples hétérosexuels en des termes différents. Mais l’égalité des droits impose l’égalité de désignation. D’autant plus que l’égalité s’adosse à une autre aspiration, plus que légitime, celle de la normalité. S’il y a une chose dont souffrent les homosexuels, c’est de se savoir « différents », d’être vus « différents » par les autres. Aux yeux des partisans de la loi, l’apaisement de cette souffrance passe par le renoncement à la désignation des différences. Les choses, semblent dire les homosexuels, iront mieux si on ne nous désigne plus comme tels, à commencer par la loi.
Pour reprendre une expression empruntée à la théorie mathématique, l’ensemble des couples comprend deux sous-ensembles : celui des hétérosexuels d’une part, celui des homosexuels de l’autre. Mais chacun des sous-ensembles exprime une revendication différente et irréconciliable: le premier de ne pas être assimilé au second, et le second de ne pas être différencié du premier.
Le législateur est ainsi en butte à ce paradoxe : étendre aux deux sous-ensembles la propriété jusque-là réservée au sous-ensemble majoritaire (celui des couples hétérosexuels) et prendre le risque d’offenser, soit les premiers de leur assimiler les seconds, soit les seconds de ne pas les assimiler aux premiers. « Mal nommer les choses ajoute au malheur du monde » disait Camus. Ne pas vouloir les nommer, peut-être aussi. La difficulté essentielle du projet de loi est peut-être sémantique.
Le livret de famille …
A l’issue de la cérémonie du mariage, l’officier d’état civil remet au couple un livret de famille, lequel contient des pages destinées, implicitement, à ne pas rester vierges. Dans le mariage tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, tout est dans le non-dit : les deux individus à marier sont, l’un masculin, l’autre féminin, mais on ne le dit pas. De même, on ne dit pas que les deux individus s’unissent pour procréer. (Ils peuvent ne pas le faire, mais nul ne sera surpris qu’ils le fassent. A l’inverse deux personnes non mariées peuvent procréer, leurs enfants n’en seront pas pour autant privés d’amour mais ils ne disposeront pas du même cadre légal.)
Tout se passe dès lors comme si le projet de loi s’immisçait dans les interstices du non-dit.
Implicitement (encore), la question des enfants se pose aux couples homosexuels. Mais pas celle de la procréation. Lorsqu’un couple hétérosexuel rencontre des problèmes de procréation, la science médicale et biologique lui propose certaines solutions alternatives. Il est évident qu’un couple homosexuel ne dispose que de solutions alternatives. L’égalité se heurte aux limites de la nature. Le projet de loi du « mariage pour tous » doit-il légiférer dans ce sens et comment ?
D’aucuns disent que le processus de procréation naturelle est suffisamment performant pour qu’on ne cherche pas à le contourner, ou à lui substituer d’autres processus. En langage théologique, cela donnerait une proposition de ce genre : Dieu a pourvu à la continuité de l’espèce par les voies naturelles. Mais, démissionné, Dieu n’a plus voix au chapitre.
Droit de l’enfant contre droit à l’enfant …
Dans le cours de sa croissance, un enfant comprend qu’il est issu, physiquement, d’un père et d’une mère. Un enfant adopté finira par rechercher ses parents biologiques. Il ne trahira pas pour autant l’amour de ses parents d’adoption mais il lui importera de savoir. Dès lors cette question des origines se posera-t-elle de la même façon dans le cas de parents d’adoption homosexuels ? Et la néo-normalité de parents de même sexe ne se heurtera-t-elle pas à la normalité traditionnelle de parents de sexes différents ? Autrement dit, la co-existence de deux normalités est-elle, logiquement et sémantiquement, tenable dans la durée ?
En contractant un lien de mariage, un couple homosexuel acquiert, légalement, le « droit à l’enfant », mais il importe que le législateur s’assure que ce droit n’entre pas en contradiction avec le « droit de l’enfant ».
« L’enfant n’est pas un droit, dit l’évêque, ni pour un couple hétérosexuel, ni pour un couple homosexuel».
In fine, l’analyse soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Un parti-pris unilatéral et radical paraît impossible. Les revendications des homosexuels ne sont pas dépourvues de légitimité. Cependant le projet de loi censé œuvrer à leur bénéfice est beaucoup plus qu’une simple extension du domaine du mariage. Il concerne la société en entier en ce qu’il modifierait profondément les images, les coutumes, les modalités et la sémantique de la parentalité.
On sent que les réactions d’hostilité, pour beaucoup, procèdent d’intuitions et de préjugés mal formulés. A contrario, l’indignation, parfois exagérée, des homosexuels face à ces réactions, ne va pas toujours, elle non plus, dans le sens de l’apaisement. Par ailleurs, on ne peut pas opposer aux religions une fin de non-recevoir au prétexte de laïcité républicaine.
En tout état de cause, les multiples questions que pose le projet de loi du « mariage pour tous » génèrent un immense besoin d’explications et de pédagogie, peut-être de réécriture. D’aucuns prétendent que le débat qui se tient à l’Assemblée répond à ce besoin, mais le véritable débat, celui qu’attend l’opinion publique, a-t-il vraiment eu lieu ?