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site de Roland Goeller
14 février 2013

De blasphème en urinoir

 

Un_autre_blasph_me

Le 9 août 1765, des badauds se promènent sur le pont d’Abbeville, en Picardie, et font une singulière découverte. La statue du Christ qui s’y élève avait été tailladée à plusieurs endroits par « un instrument tranchant » qui, comme l’écrivit l’huissier du roi, provoqua à la jambe droite « trois coupures de plus d’un pouce de long chacune et profonde de quatre lignes » et « deux coupures à côté de l’estomac ». L’émotion de la chrétienté dans la cité picarde fut immense et, très vite, les soupçons se portèrent sur trois jeunes gens, nobles, écervelés, que des témoins auraient entendus chanter des chansons libertines et passer devant une procession sans enlever leur couvre-chef.

 

L’affaire du chevalier de La Barre

Il n’en fallut pas moins en cette France, fille aînée de l’Eglise mais déjà fondatrice des Lumières, pour déclencher l’une des affaires judiciaires les plus retentissantes et les plus scandaleuses du siècle : l’affaire du Chevalier de la Barre. L’Eglise encore puissante ne pouvait laisser impunie une offense blasphématoire. Les Lumières, ardentes déjà, ne pouvaient s’accommoder de l’arbitraire d’une justice instrumentalisée. Voltaire jeta ses forces dans la bataille et parvint à sauver deux têtes, des gamins, comme on dirait aujourd’hui, passibles de taloches ou d’un conseil de discipline. Le troisième gamin connut l’horrible sort que l’on sait, il n’avait que 17 ans.

Voltaire avait raison : quand on prétend faire la justice au nom de Dieu, il faut être irréprochable et, surtout, savoir faire preuve de cette mansuétude que l’on réclame du haut de la chaire. L’affaire du Chevalier de la Barre n’a pas entraîné la Révolution mais elle a participé de ce climat d’arbitraire qui précipita la chute de la monarchie légitimée par le clergé.

 

Le « ready made » de Duchamp

En 1917, un artiste inconnu se propose d’exposer à la Société des (artistes) indépendants de New York. Il présente un « ready made » (objet fabriqué en série, d’un usage fonctionnel et d’une esthétique industrielle) intitulé « Fontaine ». Il s’agit d’un urinoir fabriqué par la société Richard Mutt, acquis par l’artiste français Marcel Duchamp. Le « ready made » fut refusé sous prétexte d’incongruité (de conformisme petit-bourgeois rétrograde dirait-on de nos jours). Mais sa célébrité est en marche. La critique s’en émeut : le « droit d'admission a été payé », « une forme séduisante a été révélée, libérée de sa valeur d’usage »  et « quelqu'un a accompli un geste esthétique ». Louise Norton signe un article intitulé : « Le bouddha de la salle de bains ».urinoir_duchamp

La réplique du célèbre urinoir est aujourd’hui exposée à Philadelphie ou encore à Beaubourg : des conservateurs scrupuleux ont veillé à restituer jusqu’au tremblé de l’inscription Mutt. En 1999, une réplique est adjugée par Sotheby's pour la somme de $ 1,762,500 à un homme d’affaires grec, lequel déclare sans une once de vergogne : « cela représente les origines de l'art contemporain ». Nul n'avait alors suggéré à l'homme d'affaires d'affecter sa cagnotte à l'effacement de la dette grecque !

 

L’horreur catholique

En 2011, le théâtre du Rond-Point des Champs-Elysées programme « Sur le concept du visage du fils de Dieu » et « Golgotha Picnic ». Dans la première pièce, un personnage jette un seau d’excréments sur une toile géante représentant le visage du Christ de Mantegna. Dans la seconde, le Christ est traité de « putain de démon », ceux qui confessent sa foi en lui de « baiseurs de gosse ». Nous sommes très loin des « bucoliques » irrévérences du Chevalier de la Barre. Les deux auteurs ne sont pas de jeunes idiots de 17 ans, mais des adultes, lucides, avertis, que leurs parents pensèrent bien-élevés. Les catholiques s’en émeuvent. Ils protestent. D’aucuns, en une geste d’une rare audace réactionnaire, déposent une rose blanche devant le théâtre en signe de leur indignation. Quelques lazzis interrompent les représentations. Il n’en faut pas plus pour que le « camp de la liberté de pensée » s’indigne à son tour et hurle au retour de l’ordre moral, à l’inquisition, « aux heures les plus sombres ». Le sabre a changé de camp, il s’est mis au service d’un autre goupillon.

 

La sainte indignation

L’affaire tombe mal car, en Iran, la justice condamne une jeune femme à la lapidation. Elle est accusée d’adultère et de crime, surtout d’adultère. BHL, chemise blanche ouverte jusqu’au deuxième bouton, s’en émeut et lève une croisade pour « empêcher ce crime d’Etat ». BHL du reste lève une croisade tous les six mois. Deux siècles plus tôt, Voltaire voulut empêcher un autre crime d’Etat. Il échoua. Ses descendants jurèrent que, plus jamais. Ils ont tenu parole, sans prendre les mêmes risques. Il n'en reste pas moins que la lapidation iranienne et les lazzis des cathos sont mis dans le même sac : à bas les religions. Un hebdomadaire titra « osez le blasphème » avec ce message subliminal : sans religion, plus de blasphème.

Mais peut-être pas de transcendance non plus!  

Du temps de Rabelais, les fredons chantaient « alléluia, alléluia … ». Aujourd’hui d’autres fredons chantent « indignez-vous, indignez-vous ».

 

L’art abstrait  et l’art qui s’abstraitmark_rothko_untitled

Mark Rothko, Nicolas de Staël et Yves Klein, chacun à sa manière, se sont engagés dans une voie esthétique novatrice. Ils eurent des audaces dignes de Duchamp, quoique d’inspirations éthiques différentes. En renonçant à la « figuration », Rothko et de Staël entrèrent en abstraction et entreprirent l’exploration des harmonies chromatiques à la manière dont Bach explora le clavecin bien tempéré. Aujourd’hui encore, les toiles de Rothko et de Staël me « coupent le souffle ». Ils sont allés jusqu’au bout d’eux-mêmes. J’aurais aimé qu’ils aillent un peu moins loin et qu’ils restassent un peu plus longtemps en vie. Comme quoi l’art contemporain peut conduire à l’eucharistie.

Yves Klein aves ses « anthropométries » emprunta un autre chemin. De jeunes modèles, nus ou nues, badigeonnés de bleu, laissent leurs empreintes sur une toile ou un mur blanc. Des critiques y virent une allégorie du Saint Suaire. Dans quelque forme que ce soit, l’art cherche ses lettres de noblesse dans le sacré et le divin. Quant à moi, en présence d’une « performance anthropométrique bleu », je suis comme à une cérémonie de vœux : j’attends que l’orateur en finisse et qu’on serve le champagne. Peut-être suis-je un con !    

 

Quelques phares contemporains

Au théâtre, le professeur autoritaire de « la Leçon », pièce expérimentale de Ionesco, vocifère. La critique cherche un sens à son babil absurde. Elle en trouve un et Ionesco a fait des émules.

A Istambul, le turque Pamuk livre une œuvre romanesque fabuleuse dans lesquelles, en s’appuyant sur des intrigues dignes de polars, il met en scène quelques-uns des thèmes susceptibles de faire comprendre aux lecteurs d’occident et d’orient les dichotomies qui caractérisent leurs oppositions. Pamuk vit en exil à NY.

En Chine, Mo Yan jette sur la tradition séculaire le seul regard qui lui permette de renaître à la modernité, celui du rire qui ne renonce jamais à la tendresse. Mo Yan est vilipendé par (des) intellectuels occidentaux qui lui reprochent son apathie face à la Chine de la dictature.

Plus près de chez nous, par deux fois déjà les Balkans ont précipité l’Europe dans des guerres terrifiantes. Kadaré l’Albanais continue pourtant de nous rappeler inlassablement que ce qui se joue dans son microcosme nous concerne tous. L’Europe laïque a favorisé en 2008 l’instauration au Kosovo d’un régime théocratique.

 

Du blasphème à l’urinoir

L’excès de sévérité face à des forfanteries d’ados a conduit à banaliser le blasphème, à vider le sacré de toute forme afin que ne subsiste plus que le profane homogène. La « profanitude ». Le blasphème c’est un peu la prière de ceux qui ne savent pas (encore) prier.

Il y a dans l’urinoir de Duchamp quelque chose du même (dés)ordre. L’éphémère performance remplace peu à peu la permanence de l’œuvre. L’intention prime le résultat. L’art est où je le prétends !

Cherchez l’erreur. A une certaine époque, j’ai vécu dans le Béarn. Face à ce genre de situations, les Béarnais avaient coutume de dire : « Il y a une "couille dans le piano ».

 

 

 

 

 

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Commentaires
V
Votre panorama sur 4 siècles est enrichissant et rafraichissant, les deux à la fois, et votre style littéraire fait merveille alors qu'on aurait pu trouver dans cette succession de scènes du quotidien, plusieurs sujets de contrariétés. J'aime beaucoup votre façon de voir les choses.<br /> <br /> Vous auriez dû y ajouter la péripétie hollandienne, celle de ce Conseil européen qui se termine plus tôt que prévu à cause de la baisse du baril de pétrole et de ses conséquences illusoires sur l'économie mondiale. Du coup, l'emploi du temps présidentiel a été allégée et le président a décidé d'aller faire un tour, imprévu, au château de Chambord. A l'approche de Noël, j'aurais bien vu qu'il aille faire une visite dans un centre d'hébergement d'urgence ou une crèche périscolaire mais non, erreur, il y a tout de même des priorités au sommet de l'Etat.
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