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site de Roland Goeller
2 mars 2014

La bienveillante ironie de Richard Ford

 

 

"Ma mère", récit autobiographique; titre original :  "My mother", 1988.

"Péchés innombrables" recueil de nouvelles; titre original: "A multitude of sins" 2001.

 

 

« Elle observait mes efforts pour devenir écrivain, sans les comprendre entièrement.

-         Mais quand vas-tu prendre un travail et t’y mettre pour de bon ? me demanda-t-elle un jour »

"Ma mère". 

 

 

Richard_Ford_sept_2013

« Pourtant, à travers ma mère que j’ai connue et aimée, je me sens relié à tout ce monde étrange, à cette chose autre qu’était sa vie, et dont j’ignorais à peu près tout. C’est là une particularité de notre vie avec nos parents, que l’on oublie souvent et qui passe inaperçue. Nos parents nous relient – aussi isolés que nous soyons dans notre existence – à une chose que nous ne sommes pas, mais qu’ils sont, il y a là une coupure, peut-être un mystère, si bien que même ensemble nous demeurons seuls ». Dès les premières pages, l’écrivain américain Richard Ford donne les clés de son récit autobiographique « Ma mère », dans lequel il entreprend de livrer, en substance, quelques épisodes de la vie de celle qui fut sa mère et, en filigrane, le ressort intime qui permet à un homme de se découvrir adulte et écrivain. Cette vie dit-il, « ne recèle aucun éclat particulier, rien de notoire. Aucun acte héroïque. Aucune prouesse qui enflamme le cœur. Et bien assez de mauvais moments : une enfance dont rien ne mérite d’être retenu ; un mari qu’elle aima éperdument et qu’elle perdit ; puis une existence  qui se passe de commentaires », mais elle déposa dans l’esprit de Richard Ford assez de substance et de jalons pour lui permettre de distinguer le futile de l’essentiel. Quelques anecdotes suffisent, pour peu qu’elles soient révélatrices. La famille avait déménagé récemment dans une nouvelle ville – Richard Ford naquit en 1944 à Jackson, dans le Mississipi, et la famille Ford vécut dans l’Amérique qui connut la crise de 29, jetée sur les routes au gré des opportunités et des vicissitudes – quand un habitant du quartier dit au jeune Richard : « Ah oui, ta mère est cette ravissante petite brune qui habite un peu plus haut ! ». Cette remarque agit comme une révélation : « je crois que ce fut la première fois que je perçus ma ère comme une étrangère». Cet incident fit prendre conscience à Richard que sa mère était aussi quelqu’un d’autre. « Si nous ignorons (cette leçon), nous risquons de ne jamais connaître nos parents. Une ravissante brune de 1,65. Elle était en partie cela et ce savoir ne me fit aucun mal. Mieux, cela m’aida peut-être, car l’une des premières épreuves qu’il nous faut affronter, est de comprendre que nos parents, à condition qu’ils vivent assez longtemps, sont dignes d’être connus. Et plus nous les voyons comme les autres les voient, plus nous avons de chances de les connaître mieux ».    

De cette mère qu’il dit avoir aimée, et qui l’éleva, seule, à la mort de son père, il raconte la souffrance, non pas avec un déluge de pathos, à la manière d’une certaine littérature française contemporaine, mais avec une autre petite anecdote révélatrice : « A chacun de mes départs, elle pleurait. Voici pourquoi elle pleurait. Parce que nous ne serions plus jamais soudés, parce que cette période était révolue. Elle me raconta un jour que, dans un ascenseur, une femme lui avait demandé :

-         Madame Ford, avez-vous des enfants ?

-         Non, avait-elle répondu.

Puis elle avait pensé : Enfin, oui, j’en ai un. Il y a bien Richard ». Sans doute l’art de l’écrivain consiste-t-il à construire le récit autour des sommets et des points culminants, comme on fait la topographie d’une contrée par courbes d’altitude. Richard Ford aura eu assez de clairvoyance pour identifier celles de sa propre vie et il invite le lecteur à la prendre en considération à partir des hauteurs, là où le regard embrasse tout le reste. « A-t-on jamais une relation avec sa mère ? Non, je ne crois pas. Le pittoresque n’existe que dans l’esprit des insensés. Nous n’avons jamais été liés par la culpabilité, ni par la gêne, ni par le devoir. L’amour englobait tout ».

Pourtant, presque à la fin de la longue agonie de sa mère, Richard Ford ne comprend pas son appel au secours, faiblesse dont il s’en voudra à jamais, nous dit-il, et peut-être ce bref récit sonne-t-il comme un regret de profundis. « Elle ne questionnait pas. Elle jouait les cartes qu’on lui avait distribuées. Par une étrange entente tacite, nous savions que la vie était ainsi. Voilà, ce qui nous était échu. Nous étions fatalistes, la mère comme le fils. Et nous nous en sommes accommodés ». Il y a, dans la concision de ces phrases, du Raymond Carver, cet autre écrivain du sud dont Richard Ford fut l’ami.     

 

 

L’enfance avec une mère à la fois aimante et « digne d’être connue », ainsi que la formation de sa psyché autour de la lente résolution du lien maternel, inclinèrent tout naturellement Richard Ford à raconter des histoires autour de couples qui se défont. « Péchés innombrables » recueille dix nouvelles qui mettent en scène des couples, le plus souvent adultères, constitués sur les ruines de couples eux-aussi à la dérive.

Dans « Moment privilégié », le journaliste Wales assiste à l’accident qui met en cause une femme à un carrefour, puis il retrouve Jena dont il est l’amant. Wales ne sait pas encore que Jena va le quitter, en des termes que sans doute elle n’anticipe pas non plus. « Si je te demandais de tuer mon mari, tu le ferais ? … Pour moi ? Si j’étais prête à t’aimer ? A partir avec toi ? Au moins quelques temps ? ». « L’ombre d’un instant, Wales songea à l’image qu’ils donnaient… Ils avaient belle allure ensemble, même sur ce trottoir hivernal. Ils formaient un couple. Peut-être un couple amoureux ». A l’issue de la soirée qu’ils passent ensemble, Jena lui fait part de son intention de « rentrer à la maison ». Pour Wales pourtant : « Il n’y avait pas d’amertume, l’instant n’avait rien de déroutant, il n’ouvrait pas sur la désolation. C’était simplement l’issue. Et d’ici peu …, il éprouverait une espèce de délivrance, un allègement, la sensation d’une histoire bouclée … ».

Le narrateur de « Retrouvailles » traverse le hall d’une gare et croise un certain Mack, avec lequel il se met à bavarder,  et dont le lecteur peu à peu apprend que la femme, Beth, fut sa maîtresse, ce que Mack n’ignorait pas. La conversation se noue comme entre deux vieilles connaissances qui feignent  ne pas se souvenir de leurs raisons de se détester. « J’ai changé de travail. Je vis seul. Beth n’est pas là. Elle se trouve à Paris et elle y est malheureuse, du moins je l’espère. Nous divorçons. J’attends ma fille, qui revient de son internat. Ça va comme ça ? Ça vous paraît aller ? Votre curiosité est-elle satisfaite ?- Oui, ai-je dit, bien sûr ». La fille paraît surprise de voir les deux hommes, Mack ajoute : « Il ne s’est rien passé aujourd’hui. Ne partez pas avec l’idée qu’il vient de se passer quelque chose… Je voudrais que nos chemins ne se soient jamais croisés, voilà tout. Je voudrais n’avoir jamais eu à vous toucher. Vous me faites honte ».

Dans « Sous le surface », les Reeves se rendent à une soirée chez les Nicholson, quand Marjorie « avoua à son mari Steven Reeves qu’elle avait eu l’an dernier une liaison avec George Nicholson, mais c’était totalement fini à présent, dit-elle, et elle espérait que Steven ne se fâcherait pas trop, que la vie continuerait comme avant ». Ils roulent dans la nuit en rase campagne et Steven, abasourdi, gare la voiture sur le côté. Peu après traverse un raton laveur qui se fait écraser et qui inspire à Steven une réaction aussi inattendue que violente.

Dans « Dominion », Madeleine et Henry entretiennent une liaison sporadique à laquelle Madeleine décide de mettre un terme d’une façon encore une fois inattendue. « C’est tout aussi bien. Tout le monde ne s’en contenterait pas, mais, pour ma part, je comprends. C’est difficile de savoir comment mettre fin à quelque chose qui n’a jamais tout à fait commencé », dit l’un des deux protagonistes sans que l’auteur nous permette de deviner lequel.

« Abîme » met en scène deux commerciaux: Frances et Howard, tous deux mariés, entretiennent une liaison adultère qui trouve un dénouement tragique au cours d’une longue excursion jusqu’au Grand Canyon, laquelle révèle à Frances l’ampleur de tout ce qui les sépare : « En réalité, ils ne se connaissaient pas tellement bien. Elle s’était trompée jusqu’à l’intimité ».       

 

Dans une interview accordée récemment, Richard Ford avoue : « Je n'ai jamais rêvé de devenir écrivain. Écrire n'est pas toute ma vie. Je peux arrêter demain sans problème ». Sans doute dit-il la vérité, mais en partie seulement. Sans doute a-t-il vécu passionnément ce qu’il y avait à vivre, et l’écriture aura-t-elle été pour lui une passion parmi d’autres, ce en quoi Richard Ford est un auteur américain. Cependant, croyons-le sur parole, lorsqu’il prétend : « J'ai dit, il y a longtemps, qu'à mes yeux écrire sur les choses les plus sombres était un acte d'optimisme. Je le pense toujours. Et puis j'aimerais qu'on reconnaisse que je sais imaginer autre chose que des histoires sombres. Dans mes livres, il est essentiellement question de rédemption, de résilience".

 

crédit photo Claude Truong-Ngoc: Richard Ford, en 2013, en conférence à Strasbourg

 

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