Faut-il s'allier avec le diable?
Telle est la question posée par le pourtant subtil Frédéric Taddéi aux invités de son émission "Ce soir ou jamais" du vendredi 2 octobre. La question est posée dans le contexte des événements de la semaine passée, au Moyen Orient, à savoir l'intervention unilatérale des russes à l'encontre de l'état islamique et aux côtés de l'état syrien. En effet, le président russe Poutine a présenté le principe de cette intervention à l'ONU et n'a pas manqué d'inviter les occidentaux à entrer dans sa coalition où figurent aussi les iraniens. Mis à l'index de la diplomatie internationale à la suite de ses positions ambiguës en Ukraine, Poutine met à profit les attermoiements (et les impuissances) occidentaux pour revenir en force sur le devant de la scène. La stratégie russe est simple: la chute du régime syrien entrainerait un chaos préjudiciable aux intérêts russes sur le flanc sud. En conséquence, le maintien de Bachar est le moins mauvais des stratagèmes. Aux yeux russes, il n'y a que deux alternatives pour la Syrie: ou Bachar, ou l'état islamique. Hélas Bachar est accusé d'avoir les mains couvertes du sang de son peuple et les occidentaux (France en tête) mettent son éviction en préalable à toute intervention, quoique le président américain Obama semble avoir assoupli sa position.
La vision française, on l'aura compris, consiste à présenter Bachar comme le diable, et cette vision est savamment orchestrée par les théologiens de l'Elysée et du Quai d'Orsay, lesquels donnent le "la" à la presse (française) quasi indépendante et unanime. Bachar est le diable et, demande Frédéric Taddéi un brin sceptique, faut-il ou non s'allier à lui? Parmi les invités, l'ex-diplomate Fédérovski argumente dans le sens du pragmatisme poutinien. Les autres invités dénoncent à l'envi la confusion générale au Moyen Orient, sur fond de conflit millénaire chiite-sunnite et de traumatisme consécutif à l'intervention américaine en Irak. Ils n'ont pas tort. Ils évoquent cependant la possibilité d'une troisième voie (ni Bachar ni l'état islamique) sans que la première esquisse de celle-ci n'apparaisse. Ont-ils seulement le choix des termes du problème? Pas un cependant n'a relevé le hold-up sémantique qui tranforme la question en caricature de pensée: car celui qui parle du diable s'en lave les mains et estime ne pas l'être ! Et telle est bien la vision française, manichéenne voire caricaturale: Bachar est le diable, corollaire d'une France incarnant le Camp du Bien.
La France et ses stratèges, une fois de plus, ne brillent-ils pas par leur immodestie et leur analyse partielle des événements? Si Bachar est devenu le diable, il serait peut-être intéressant de savoir à la suite de quels imbroglios. Dans la vision française il y a toujours un diable pour justifier les postures offensées: Poutine était le diable précédent à qui la France indignée refusa de vendre deux Mistrals, aux dépens de la France du reste. Il est vrai que la question de Frédéric Taddéï contient un oxymore: elle feint d'oublier que la décision appartient toujours au diable. Lorsque le diable s'invite, il prend le contrôle des événements. Il reste aux partisans du Camp du Bien à faire en sorte que le diable ne s'invite jamais, c'est leur seule marge de manoeuvre. Mais il est trop tard et le diable n'est jamais celui que l'on croit, ses enfers de surcroît sont pavés des plus nobles causes. A présent, il a pris place à la table du banquet et propose aux uns et aux autres des marchés aux multiples facettes, car, ne l'oublions pas, le diable est dans les détails. Refuser de dîner avec lui serait la pire des fautes, encore faut-il venir avec une longue cuiller. Poutine en aurait une dans sa panoplie. Quant à la France et aux invités de Frédéric Taddéï, ils viennent avec leurs utopies dont, hélas, le diable n'a que faire.
NB: En 1453, à Byzance, les conseillers du basiléus Constantin étaient préoccupés par le sexe des anges. En 2015, en France, se pose la question de l'alliance avec le diable! Nous n'avons rien appris.