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site de Roland Goeller
27 décembre 2015

Andrés Barba - oeuvre romanesque

 

 

 

 

Andres-Barba_5953

Né à Madrid en 1975, Andrés Barba est diplômé de lettres espagnoles. Il a enseigné au Bowdoin College (Etats-Unis), ainsi qu'à l'université de Madrid. Ses livres sont traduits de l'espagnol par François Gaudry et disponibles aux éditions Christian Bourgois.

 

 

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Et maintenant dansez !

" Elle avait d'abord prononcé son prénom de façon différente, puis il y avait eu ce ton qui paraissait venir de très loin, de l'enfance peut-être, parce qu'il avait - comme dans l'enfance - un accent spontanément désinvolte, ou cruel. Elle avait dit : "Le sel", non pas "s'il te plaît, le sel", ou "passe-moi le sel",  et Pablo pensa que quelque chose en Inès venait de changer définitivement qui ne pourrait plus être rétabli et expliquait bien des incidents des dernières semaines tels que l'oubli de l'endroit où elle avait laissé ses lunettes ou l'emploi de sucre au lieu de sel dans la préparation d'un plat".

" C'était cela leur foyer, une ossature de mémoires qui les constituait tous les deux et qui s'usait simplement d'être là, sous leurs yeux, comme s'il n'y avait en réalité rien de plus à comprendre au-delà. Si on l'avait brûlé ou démoli, ils seraient probablement morts eux aussi, Inès et lui, comme meurt un membre séparé du corps ..."

" Santiago croit que les femmes trop belles sont nécessairement malheureuses, même celles que la hasard a doté d'un héritaage ou d'un talent particulier; il y a en elles une impulsion qui les conduit à détruire les relations qu'elles entretiennent. Aussi n'avait-il jamais éprouvé un authentique désir pour Raquel; il avait l'impression que son corps contre le sien ne faisait que se livrer à un combat où un beau corps s'efforçait par tous les moyens de subjuguer un autre beau corps, de le maintenir dans un état d'infériorité, et que ce combat, par delà l'amour et le sexe, était une grande invention".

Un roman construit en quatre séquences, échelonnés entre noël 1999 et juillet 2003, autour des quatre membres d'une famille, Pablo et Inès, et leurs enfants Santiago et Barbara, confrontés à la maladie d'absence d'Inès. Trois personnages, présents, qui, chacun à sa manière, souffrent de l'absence progressive du quatrième, lequel n'est bientôt plus qu'un contour. Trois narrateurs qui confient leur désaroi, Pablo au président des chemins de fer rencontré lors d'une remise de médaille, Barbara à la baby-sitter Elena dont elle tombe amoureuse, et Santiago à sa petite amie Paloma avec laquelle il ne parvient pas à construire une relation stable.

Tels le dieu Janus, les sentiments ont un versant clair et un autre, obscur. Le manque creuse la vie de ceux qui restent et leur inspire un mélange de nostalgie et d'aversion. La tendresse est prodiguée au nom de ce que fut Inès, mais ce qu'elle est en train de devenir, une enveloppe vide, provoque des réactions aussi cruelles qu'inattendues.  

 

 

 

barba_teresa

Versions de Teresa

"Teresa avait souvent la même expression; une espèce de repos absolu qui se concentrait dans ses yeux et la faisait paraître nue alors qu'elle était habillée. Chez sa mère, le repos était toujours différent. Empreint de tristesse, et peut-être pour cela même vulnérable, fragile; son élégance habituelle et stricte pendant la journée se disloquait dns cette grâce des dimanches au lit, le corps de Teresa contre le sien, et avant de redevenir une femme diurne, avant de se lever et de se déprendre de Teresa, il lui fallait ce désordre inutile de ses cuisses maigres sous la chemise de nuit, de ses épaules maigres encadrées par les bretelles. Ce qui chez d'autres eût été émouvant - une adolescente normale dormant avec sa mère un dimanche matin - formait chez elles un paysage étrange, comme imposé, un paysage qui devait être observé et décrit chaque dimanche, parce que chaque dimanche il changeait insensiblement."

"Pour la plupart des gens, poursuivit Manuel, encouragé, l'amour ne se donne pas, il s'exige. Tout le monde se sent digne d'amour, mais personne en sait pourquoi, on leur fait croire qu'ils le méritaient, que l'amour leur était dû, et quand l'amour vient à eux ils ne le prennent pas comme un cadeau, une surabondance, mais comme quelque chose qu'ils reçoivent en toute justice. C'est pourquoi beaucoup de ceux qui prétendent aimer restent aveugles, en réalité, et au lieu d'essayer de comprendre, ils se contentent de souhaiter que les personnes qu'ils aiment se changent en ce dont ils besoin. Cet amour dont ils se sentent si fiers et si dignes est quelque chose qui naît perverti, sans joie, et qui meurt par bêtise. - Manuel se tut un instant et, comme se contredisant, il ajouta - Malgré tout, l'amour existe".

Deux monologues croisés - celui de Manuel et celui de Véronica - à propos d'une adolescente légèrement handicapée qui les fascine. Véronica la soeur ainée, et Manuel - trentenaire désorienté qui pourrait être la projection de l'auteur - qui a été son moniteur pendant un camp de vacances. Toute fascination implique les corps, celui de Véronica en raison de la place particulière occupée par Teresa auprès de sa mère, et celui de Manuel par l'extrême fragilité à laquelle répond celle, innocente, de Teresa. Andres Barba explore cette fascination semblable à une descente aux enfers, sans juger ses personnages, en une prose dépourvue de tout voyeurisme et toute vulgarité.

 

 

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Nocturne (tirée du recueil de nouvelles La Ferme Intention)

"On lui avait parlé d'un repas des employés mais, bien qu'il eût dit qu'il y assisterait - dire le contraire eût signifié se livrer à une désespérante recherche d'excuses -, ses collègues sacaient pertinemment que depuis des années il n'aimait plus les blagues d'Alberto (toujours les mêmes, murmurées à l'oreille de la nouvelle secrétaire ou de la petite jeune, fraîche émoule de l'université), les toasts d'Andrés et les conversations sur les enfants de Sandra. Son statut d'employé le plus ancien lui permettait de repousser ces invitations, de les omettre sans se soucier de conséquences haineuses jamais formulées à son encontre. Il trouvait cela agréable, comme agréable était sa solitude, ses consolations et ses petits écarts (cognac Napoléon, cigarettes chères, dîner hebdomadaire dans un grand restaurant) auxquels il s'était habitué et qui lui permettaient de se considérer comme un homme raisonnablement heureux. Les blagues chuchotées sur son homosexualité appartenaient à un territoire où son indifférence aux autres le rendait invulnérable, et même si cette apparente froideur relevait au début de l'instinct de survie, il s'y sentait à présent confortablement installé, comme qui a enfin trouvé un endroit douillet pour s'y refugier et s'en contente sans aspirer à rien de mieux.

Mais la petite annonce disait : "Je suis si seul. Roberto. 913077670", et ces cinq mots, depuis qu'il les avait lus le samedi soir, avaient commencé à tout perturber".

Le narrateur est installé dans sa tour d'ivoire d'homosexuel presque séxagénaire lorqu'il répond à une petite annonce laissée par un jeune homme à la fois troublant et désespéré. De leur rencontre nait une histoire d'amour aussi intense qu'improbable, menacée moins par la tension qui résulte de l'écart d'âge que par la malédiction - l'inaptitude au bonheur - dont le narrateur se croit frappé.

 

Filiation (tirée du recueil de nouvelles La Ferme intention)

"Ne change pas de sujet, ne me traite pas comme une demeurée, je te dis que je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Je suis ta mère". Les mots de maman avaient l'apparente incohérence de qui tente de formuler en une seul phrase ce qu'il a longuement pensé. "Et les mères  on les aime ..."

... Ca c'était bien maman, ou du moins son côté le plus ridicule. ... Ces accents mélodramatiques n'étaient pas de la comédie, mais la preuve manifeste de son incapacité, de son manque de ressources affectives. Elle demandait de l'amour et si elle estimait qu'elle n'en recevait pas, alors elle exigeait, comme elle eût exigé que l'on recommençât à poncer des cadres quand l'usine existait encore.

. 

"Je veux aller dans un autre hôpital, une clinique privée, ces médecins sont en train de me tuer.

- Mais bon Dieu, maman, personne ici ne veut te tuer!

- Je veux m'en aller.

- Tu n'as pas assez d'argent pour ça", dit-elle, consciente de la cruauté de ces mots pour sa mère. Pourtant celle-ci n'eut pas la réaction attendue, habituelle, cette grimace de dégoût avec laquelle on examine soi-même un péché ridicule et involontaire, mais une expression de gravité réfléchie, suggérant qu'une telle réponse était prévue, et presque de satisfaction d'avoir trouvé juste.

"Je veux le million, répliqua-t-elle en la regardant droit dans les yeux.

- Quel million?

- Celui que je vous ai donné, à Manuel et à toi, pour l'appartement.

- Mais maman, c'était il y a quinze ans.

- Peut-être, mais je veux le million".

Elle se rappelait parfaitement cet argent, un des chevaux de bataille préférés de maman, un intrus qui faisait des apparitions soudaines, souvent après une discussion, et qui rendait même Manuel - habituellement si calme- malade au point de ne plus lui adresser la parole. Et voilà qu'il revenait, cet argent, mais cette fois avec une fermeté qui ne rappelait pas le ton avec lequel on évoque un service rendu pour en demander un autre, mais celui d'une assignation en justice

La mère de la narratrice - mater familias - est admise à l'hôpital après une fracture du col du fémur. Elle n'en continue pas moins d'exercer sa tyrannie sur la fratrie de ses enfants, lesquels rejouent une dernière fois le drame familial où les rôles ont été distribués une fois pour toute. "Ecoute, tu sais ce qu'on est pour maman: toi le raté et moi la débile". L'agonie de la mère est un chef d'oeuvre de tension dramatique, en ce que la narratrice - la débile - recueille un ultime aveu qu'elle aura la grandeur d'esprit - la résilience - de garder pour elle.

 

 

A propos de l'oeuvre

Andrès Barba ne cesse de scruter ces événements liminaires - souvent laconiques et d'une intense cruauté - où se nouent les drames personnels, où se tissent les fils qui enferment les personnages dans une entropie et une solitude qu'ils interrogent inlassablement. Aussi est-il attiré par des personnages révélateurs - à l'instar de Théorème de Pasolini -, dominateurs, singuliers ou à l'inverse d'une extrême faiblesse, difformes ou frappés d'une disgrâce. Il refuse tout regard compassionnel. Il refuse le point de vue de personnages ordinaires qui auraient un regard - compassionnel - sur d'autres personnages extraordinaires marqués par un handicap, l'homosexualité on encore l'anorexie. Il choisit au contraire de mettre en scène ces personnages extraordinaires comme révélateurs des drames qui couvent. 

Ainsi de Teresa, jeune adolescente dont le handicap fascine à la fois sa soeur ainée et son moniteur pendant un camp de vacances - un double d'Andrés Barba ? - en ce qu'il met à nu leurs propres fragilités. Ainsi de l'altière Inès, que la maladie d'Altzheimer prive peu à peu de son ascendant et condamne à la déchéance, sous les regards impuissants, révoltés voire accusateurs, de son mari et de ses enfants, remis en question dans leurs fragiles équilibres. Ainsi du narrateur homosexuel de Nocturne, qui se livre en une prose d'autant plus poignante qu'elle se veut dépourvue de pathos, attachée seulement à rendre compte des petits événements qui s'accumulent autour du principe originel dont ils accomplissent en quelque sorte la prophétie.

Les romans et nouvelles d'Andrés Barba sont des pièces de théâtre en prose où les personnages ne cessent de s'affronter autour de ce principe originel, lequel fonctionne à la fois comme un tabou et comme un ressort tragique. Menacés de tomber de Charybde en Scylla, ils évoluent sur une voie étroite, à la recherche d'un point d'équilibre qui oscille entre fascination, enfouissement et révélation.

Ainsi Andrés Barba nous met-il en présence d'un oeuvre puissante, affiliée à plus d'un titre à celles d'Alberto Moravia ou encore de Frantz Kafka.   

 

 

 

 

 

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