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site de Roland Goeller
11 novembre 2016

Après une lecture de Paul Valéry

Défaite de l'excellence, progression de l'entropie

paul_valéry

Je termine la lecture des Carnets II et, en deça des hommages subtils adressés à Stendhal, Baudelaire, Verlaine ou Mallarmé, quelqu'intuition m'interpelle. Paul Valéry a écrit ces Carnets dans la secrète intuition de leur intérêt, assuré qu'il ne manquera pas de lecteurs, jeunes agrégés, poètes en herbe ou dilettantes éclairés, pour en dévorer les trop rares pages. Paul Valéry vécut à une époque où tout jeune homme d'un peu de goût et de discernement se découvrait devant Victor Hugo, où toute jeune fille pourvue des mêmes qualités tendait une oreille attentive à George Sand ou mme de Staël. Les enfants qui usèrent les bancs de l'école de la (IIIème) république rêvaient tous de gravir l'échelle de l'excellence littéraire, ou scientifique, et parvenir à ses plus hauts degrés. Cependant, en ce début de XXIème siècle, Paul Valéry écrirait-il encore ses carnets avec la même verve? Non par crainte de retrouver, ici ou là, des propos qu'il aurait pu tenir lui-même, mais sa plume sans doute aurait hésité. Non pas d'avoir perdu le chemin de l'encrier, mais de ne plus avoir la certitude de trouver celui des lecteurs. Par crainte de s'adresser désormais à des oreilles ou distraites, ou indifférentes, ou casquées, ou accaparées, des oreilles que l'excellence littéraire ou scientifique n'intéresse plus guère, des oreilles privées de silence, accoutumées à la stridence acoustique ennemie de la lecture, de l'écriture, de l'étude et de la conversation.

Cette réflexion désabusée surprendra peut-être, car il ne s'est jamais publié autant de livres qu'à présent (les années 2010), il n'y eut jamais autant de clubs de lecteurs ou de concours littéraires. Chaque saison met sur le marché quelques 600 titres, et pourtant. Dans la boutique où j'entre tous les deux mois pour faire provision de cartouches d'encre, je patiente que soit servi un couple qui a commandé des logiciels de jeux. Le commerçant bavarde volontiers un brin, et le regard de la femme brille à l'évocation des performances et du réalisme des plus récentes livraisons. Les lettres de l'expression réalité augmentée s'agglomèrent au-dessus de sa tête sans que celle-ci ne songe à les assembler. Le chiffre d'affaires consacré auparavant aux romans et aux bandes dessinées se voit détourné vers les productions numériques que le redoutable détournement du langage présente comme culturelles. Même si paraissent 1200 titres chaque année, le livre (au sens de vecteur de littérature) est disqualifié aux yeux d'un nombre de plus en grand de jeunes esprits. Et le prix Nobel décerné au certes talentueux troubadour Dylan accrédite l'idée que le livre n'est plus nécessaire à la littérature.

Un article de la revue LIRE, novembre 2016, tente une présentation d'un jeu virtuel dont l'usage s'est répandu comme une trainée de poudre: "Pokémon GO, ou le meilleur des mondes possibles". On y apprend que, "... une fois le jeu téléchargé, votre téléphone vous donne accès à une réalité augmentée, dans laquelle n'importe quel lieu se transforme instantanément en réservoir potentiel de Pokemon ..." Réalité augmentée, toute la supercherie est là! L'habitude des périphrases en rend l'usage automatique et indolore. La périphrase se prend à son propre jeu et la journaliste se prend les pieds dans le tapis de ses périphrases. Au lieu de faire son travail critique, elle se contente de réciter la fiche commerciale du logiciel. Car il est bien évident que la réalité n'est nullement augmentée, et que nul Pokémon n'apparait, autrement qu'en illusion sur un petit écran dont le fonctionnement dépend de l'autonomie de la batterie. Et non seulement, la réalité ne fait l'objet d'aucune augmentation mais elle est affligée d'un appauvrissement dramatique, puisque l'attention de celui qui tient le téléphone est attirée, non pas sur le bosquet aux senteurs automnales ni même sur l'accumulation mercantile d'objets faiblement utiles, mais sur quelque chose qui n'existe pas, à savoir des Pokémons, lesquels, comble de perversité, demandent à être "nourris de bonbons pour accéder à des états supérieurs". Ce qui est remarquable, c'est que l'article sort de la plume, non pas d'un adolescent aux addictions naissantes ou d'un otaku d'une pâleur virtuelle, mais d'une journaliste sensée participer à la défense de ces nourritures terrestres au rang desquelles Paul Valéry eût été honoré de  compter. "Or qu'apportent ces créatures bigarrées à notre existence si ce n'est un degré de perfection qu'il nous est impossible d'atteindre?", poursuit-elle sur la même lancée. La perfection, en d'autres termes, se trouverait dans ce qui n'existe pas et Pokemon GO "enrichi(rait) notre monde d'une infinité de possibilités dont l'exploration (serait) la meilleure façon d'être de plain-pied dans la réalité." L'inversion du langage est accomplie: le virtuel est nommé réalité, et la réalité, celle qui est pleine d'odeurs et qui enchante, mais aussi celle qui blesse, celle où des piétions sont renversés par des chauffards augmentés, celle où crépitent des Kalachnikovs améliorées, cette réalité perd son statut de réalité, elle ne compte plus. Et, pour ceux qui douteraient encore, Leibnitz et ses monades sont appelés à la rescousse. Aussi y-a-t-il peu de chances que ceux-là mêmes qui ont goûté à Pokémon GO songent désormais à Paul Valéry, même le magazine LIRE les en dissuade!

"Le bébé est mort. Il a suffit de quelques secondes. Le médecin a assuré qu'il n'avait pas souffert. On l'a couché dans une housse grise et on a fait glisser la fermeture éclair sur le corps désarticulé qui flottait au milieu des jouets. La petite, elle, était encore vivante quand les secours sont arrivés. Elle s'est battue comme un fauve. On a retrouvé des traces de lutte, des morceaux de peau sous ses ongles mous..." Qui parle dans le début de ce roman ? S'agit-il de la mère, du père? Qui a découvert les corps? Bien sûr, par la suite il sera question de ce couple, contemporain, lequel a perdu ses deux enfants dans des circonstances tragiques, mais le roman commence tel un rapport de police où s'entremêlent les observations faites par divers intervenants. Qui le médecin assure-t-il que le bébé "n'avait pas souffert"? Le médecin répond à une question qu'aurait posée un tiers légiste, pas la mère. La scène d'introduction sensée camper les personnages ne plante que le décor où les personnages sont convoqués comme à l'instruction. On ne peut manquer de faire le rapprochement avec deux autres romans où il est aussi question de tragédie: De beaux lendemains de Russell Banks et Le chardonneret de Dona Tartt. L'une et l'autre évitent la mise en scène de l'événement (chez Banks, l'accident d'un autobus qui coûte la vie à une dizaine d'enfants, chez Tartt, l'attentat dans le musée) et se concentrent sur ses retentissements, lesquels affectent les personnages qui en seront les narrateurs. A l'inverse, dans Chanson douce de Leïla Slimani (car il s'agit d'elle), l'événement est livré comme une chose survenue qui légitime les personnages, mais jamais L. Slimani ne s'efface devant eux. Elle se comporte en enquêtrice, l'objet du reportage n'étant pas l'événement mais un style de vie dont il est sensé illustrer les incohérences. Je confesse une prévénance contre ce roman et le flot de critiques dythirambiques qui ont précédé son avènement littéraire. Je ne suis pas sûr qu'il n'y eût pas d'autres romans plus proches de cette excellence dont Paul Valéry se serait délecté. Je songe notamment au Garçon de Marcus Malte, mais ce dernier ne réunit pas toutes les conditions pour satisfaire à l'iconographie en vogue aux rives sur berges sillonnées de vélib. Par ailleurs, j'ajoute que le roman proustien quant à lui se contente de prendre son envol dans la douce violence d'une madeleine trempée dans une tasse de thé. Je veux bien croire que la violence s'est installée dans notre imaginaire comme une référence désormais permanente et sourde, mais son évocation, brutale et immédiate, à la manière de Chanson douce, ne concourt en rien à sa catharsis. Que veut donc nous apprendre Leïla Slimani que nous ne sachions déjà? C'est pourtant elle que les Goncourt ont salué en 2016, comme l'exemple de ce qu'il convient d'entendre, aujourd'hui, en matière d'excellence! Cela ouvre la porte aux témoignages du Bataclan mis en boucle.

"L'ordre exige donc l'action de présence de choses absentes, et résulte de l'équilibre des instincts par les idéaux. Un système fiduciaire ou conventionnel se développe, qui introduit entre les hommes des liaisons et des obstacles imaginaires dont les effets sont bien réels... Peu à peu le sacré, le légal, le décent, le louable et leurs contraires se dessinent dans les esprits et se critallisent... Les rites, les formes, les coutumes, accomplissent le dressage des animaux humains, répriment ou mesurent leurs mouvements immédiats ..." écrit Paul Valéry dans sa Préface aux Lettres Persannes, dans laquelle il s'emploie aussi à décrire le déclin qui menace toute civilisation parvenue à son point culminant: "L'individu recherche une époque tout agréable, où il soit le plus libre et le plus aidé. Il la trouve vers le commencement de la fin d'un système social. Alors, entre l'ordre et le désordre, règne un moment délicieux. Tout le bien possible que procure l'arrangement des pouvoirs et des devoirs étant acquis, c'est maintenant qu'on peut jouir des premiers relâchements. Les institutions tiennent encore... Mais sans que rien de visible soit altéré en elles, elles n'ont plus guère que cette belle présence; leurs vertus se sont toutes produites; leur avenir est secrètement épuisé; leur caractère n'est plus sacré... Le corps social perd doucement son lendemain. C'est l'heure de la jouissance et de la consommation générale." 

Mais aussi: "La fin presque toujours somptueuse et voluptueuse d'un édifice politique se célèbre par une illumination où se dépense tout ce qu'on avait craint de consumer jusque là. Les secrets de l'Etat, les pudeurs particulières, les pensées inavouées, les songes longtemps réprimés, tout le fond des êtres surexcités et joyeusement désespérants sont produits et jetés à l'esprit public. Une flamme encore féérique, qui se développera en incendie, s'élève et court sur la face du monde ..." Si, armé de courage pour braver la rareté des lecteurs détournés par la chasse au Pokémon, un nouveau Valéry écrivait, aujourd'hui, ces lignes (lesquelles en leur temps ne manquèrent pas de prémonition), il est probable que tous les fredons de la déconstruction et du progrès s'emploieraient à le réduire au silence.

 

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