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site de Roland Goeller
25 décembre 2016

"Les formes préservent de la barbarie"

benjamin_constant

Nous devons à Benjamin Constant cette réflexion féconde : les formes préservent de la barbarie. Elles nous en préservent même (et peut-être surtout) dans les petites choses. Notre aptitude à nous préserver de la (grande) barbarie dépend en grande partie de notre propension à domestiquer la petite? Une émotion un peu forte nous assaille et déjà nous sommes inclinés à pousser un cri, lequel est une forme mineure de violence. Mais à quoi sert-il de crier? Nous devons ne pas céder au cri. Nous devons apprendre à ne pas nous laisser submerger par les émotions, nous contenter de trouver les mots qui conviennent pour en dire l'existence et la survenue. "Cela m'a atterré(e)!" plutôt que pousser des cris d'orfraie lorsqu'une chose nous atterre.

Mais nous sommes depuis longtemps déjà entrés dans l'époque des smartphones lesquels autorisent tous les débordements et invitent aux irruptions intempestives, aux conversations bruyantes, aux onomatopés sonores quand ce ne sont pas des invectives, en bref toutes les variantes de la petite barbarie. Alors que nos aïeux frappaient aux portes et attendaient qu'on leur dise d'entrer, les smartphones nous familiarisent avec la petite barbarie ordinaire, celle qui consiste à entrer sans frapper, brûler la politesse ou interrompre sans vergogne une conversation. Les smartphones nous déshabituent de la vergogne et leur usage s'est répandu avec un bien curieux et paradoxal alibi, celui du progrès.

Tous les progrès cependant ne sont pas ce qu'ils prétendent être. Certes, pouvoir entrer en relation avec quiconque à tout instant du jour ou de la nuit, cela ne manque pas d'attrait, et la tentation est grande de tenir cela pour un progrès. Mais en y regardant de plus près, que constatons-nous? Il nous arrive de faire irruption dans la vie d'autrui aux moments les moins opportuns. Nous avons l'habitude d'appeler quand bon nous semble et nous dispenser de vérifier si autrui est disponible. Il n'y a plus d'heures "ouvrables" et d'autres, de retrait et de retenue. Il n'y a plus d'espace privé, jusque dans les lieux de travail où les grands espaces dit "paysagers" chassent les cloisons et les séparations. En téléphonant toutes affaires cessantes, nous considérons, implicitement, qu'autrui doit être disponible en permanence. Est-ce un progrès ou un renoncement au respect et à la déférence? Certes, prévenir un interlocuteur de l'impossibilité d'un rendez-vous ou, grâce au GPS, trouver son chemin dans un quartier mal repéré, cela constitue un progrès, mais le gain est faible en comparaison des formes de l'art de vivre auxquelles nous renonçons.

"Les formes préservent de la barbarie", mais nous ne savons pas encore à quoi nous expose leur abandon.

 

NB: Benjamin Constant, homme politique, essayiste et romancier (Lausanne 1767, Paris 1830), auteur, notamment, de De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, et du roman Adolphe (que tout homme devrait avoir lu avant de fréquenter la société des femmes).

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