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site de Roland Goeller
19 février 2018

L'alsacien pour sauver le bilinguisme ou le bilinguisme pour sauver l'alsacien ?

leo_schnug_alsacienne

Le contexte est connu. L'(ancienne) région Alsace a fait partie intégrante des empires allemands pendant de longues périodes historiques. Cette intégration a façonné durablement son histoire et sa culture. Une partie significative de sa population persite dans la pratique du dialecte germanophone. La constitution des grandes régions administratives, au cours de laquelle l'Alsace a été absorbée par l'entité Grand-Est, a ravivé le sentiment d'identité au centre duquel se situe la question de la langue. 

Comment énoncer celle-ci ? Nombreuses sont les familles alsaciennes qui ont souffert dans leur chair au cours des trois derniers conflits ayant opposé France et Allemagne. D'âpres combats dans la plaine d'Alsace en 1870, 350 000 jeunes gens enrôlés dans la Wehrmacht en quatorze, 50 000 malgré-nous* en quarante ! L'usage de l'alsacien et sa persistance agissent, pour ces familles, tels un hommage de la mémoire, une prière adressée aux morts et aux victimes.

Le siècle d'or alsacien remonte à la fin de Moyen-âge. La France capétienne était alors engluée dans la guerre de Cent ans mais l'Alsace prospérait au sein du monde rhénan et du Saint Empire (romain germanique). Décapole**, villes franches impériales, Gutenberg, Sebastian Brand, Geiler de Kaysersberg et tant d'autres ! La langue était allemande, quoique dans des modalités rhénanes voire alsaciennes. La résonnance de ce siècle d'or est perceptible aujourd'hui encore et se manifeste, notamment, dans l'usage de l'alsacien.

Le centralisme jacobin français, cependant, persiste à mettre dans le même sac des langues dites régionales les questions bretonne, basque, corse, occitane ou encore alsacienne. La posture est intolérablement condescendante et normative, or il n'y a rien de comparable entre les différentes langues régionales sauf la relégation dans laquelle tente de les maintenir l'Etat. Le contexte historique de chacune d'elle est très particulier et les Alsaciens ne sont compétents que sur la question alsacienne. Les généralisations semblent difficiles voire improductives.

L'une des particularités (qui la différéncie des autres langues dites régionales) de l'alsacien est d'être le dialecte de la langue d'un état d'Europe centrale (l'Allemagne), avec lequel la France a été très longtemps en conflit. La persistance de l'alsacien peut être ressentie, par l'âme française, comme une nostalgie suspecte, voire un refus d'intégration dans la nation française. La mémoire de l'ennemi héréditaire reste vivace en France, quoi qu'on en dise, ne serait-ce que dans l'épouvantail des heures les plus sombres, régulièrement agité.

D'autres considérations peuvent être invoquées dans cet argumentaire. Elle témoignent toutes de la vivacité de l'âme alsacienne et de son identité avec la langue qui la structure. La question de la pratique et de la dynamique de l'alsacien dès lors est centrale mais deux conceptions semblent s'affronter quant à son enseignement. Pour les uns, il s'agit de s'en tenir à l'alsacien, qu'ils considèrent comme une langue. Pour les autres, l'alsacien est un dialecte dont la vitalité dépend de ses liens avec la langue matricielle (die Stammsprache ou Dachsprache). Aux yeux de ces derniers, il conviendrait de privilégier l'enseignement de l'allemand. 

Le poète André Weckmann met en garde : « On a longtemps pensé que le dialecte pouvait se maintenir plus authentique et plus pur s'il était coupé de l'allemand standard. C'était une grave erreur, car c'était le confiner dans un passé rural avec un vocabulaire basé sur des techniques devenues obsolètes. En outre, ce code oral confronté à la pression monopolistique de la langue française ne peut résister à une emprise sémantique et même sa structure grammaticale - qui est en gros identique à la langue standard - s'en trouve attaquée, minée, et finalement détruite. »

A la lumière de cet argument, les partisans de « l'alsacien pour sauver le bilinguisme » ne prennent-ils pas quelques risques ? En dissociant l'alsacien de l'allemand, ne sont-ils pas en train d'émietter la langue et d'aphyxier ce pour quoi ils prétendent lutter ?

 

illustration : Alsacienne (gravure de Léo Schnug)

* malgré-nous : expression qui désigne les Alsaciens incorporés de force dans l'armée allemande, en quarante-deux. L'incorporation se faisait moyennant menaces de représailles à l'encontre des familles des réfractaires. Ces incorporés ont été, cependant et souvent, traités et considérés comme des soldats allemands. Ils ont partagés leur sort, notamment les internés dans le tristement célèbre camp russe de Tambov, d'où peu revinrent. Aussi l'histoire des « malgré-nous » reste-t-elle une blessure dans la psyché alsacienne. 

** Décapole ou Zehnstädtebund : par décret impérial, les villes de Colmar, Haguenau, Wissembourg, Mulhouse, Münster, Kaysersberg, Obernai, Rosheim, Sélestat et Türckheim constituèrent, dès le milieu du XIVè siècle et jusqu'au traité de Westphalie, une sorte de ligue hanséatique à large autonomie, propice au commerce et aux arts. La décentralisation avant la lettre  !

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