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site de Roland Goeller
8 octobre 2019

René Schickele, Nous ne voulons pas mourir, traduction de l'allemand par Charles Fichter

 

Nous ne voulons pas mourir, Arfuyen, 2019

Traduit de l’allemand et présenté par Charles Fichter

Distingué par le prix Nathan Katz du Patrimoine 2019

 

Schickele fichter 1

Schickele fichter 2

 

Trois essais sous forme de chroniques, ou chroniques tenant de l’essai, laissées par notre René Schickele (1883-1940), écrites entre 1919 et 1922, en langue allemande (né sujet allemand en 1883, citoyen français en 1919, Schickele gardera jusqu’au dernier jour la double nationalité et produira une œuvre tantôt française, tantôt allemande). Le livre est publié à Munich en 1922, il faudra attendre 2019 pour que les lecteurs francophones puissent en avoir l’accès à travers la traduction, élégante et documentée, de Charles Fichter. 

            La guerre est terminée, les esprits définitivement marqués au fer rouge.  Schickele n’a pas connu les combats, en revanche il a tenté de les prévenir, il n’a cessé de militer pour l’esprit de la paix, en relation avec des Romain Rolland, des Stephan Zweig, des Thomas Mann. Il compte déjà à son actif une bibliographie remarquée, où l’on peut trouver Der Fremde, publié à Berlin en 1911. Son père est germanophone, allemand dirions-nous, sa mère, française. Cette dichotomie signe sa biographie. Il est écrivain allemand mais attiré par la France. Il rencontre Jaurès à Paris, en 1909. En 1911, il prend la direction du journal Strassburger Neue Zeitung, le second Reich met alors en place une constitution devant permettre à l’Alsace-Moselle (Elsass-Mosel, annexée selon les uns, réintégrée à la Heimat selon les autres) de s’élever au rang de Land fédéral, pourvu d’un Landtag. Pendant la guerre, il dirige la revue expressionniste Die weissen Blätter, d’inspiration internationale pacifiste. A la fin de la guerre, il assiste, sidéré, au marchandage dont sa Heimat alsacienne fait l’objet. Il s’installe à Badenweiler, en Forêt Noire, parce que, dit-on, il voulait ne pas s’éloigner de son lectorat allemand, mais aussi, faisons-en l’hypothèse, parce que la terre allemande lui était une Heimat de substitution.  

            Il intitule « le 9 novembre » la première des chroniques-essais. Schickele le pacifiste a suivi avec grand intérêt les mouvements de révolte, ouvriers, un peu partout en Europe, notamment à Berlin. Mais il note avec effroi la mainmise des réalistes lesquels, la fin justifiant les moyens, n’hésitent pas à recourir aux méthodes violentes que son idéalisme lui interdit d’envisager. Il disserte longuement sur les prises de position de Lénine auxquelles il oppose le réformateur pacifiste Karl Kautsky. L’histoire n’a pas retenu le nom de ce dernier. Il s’exclame : « Non, mille fois non ! Je suis socialiste, mais si on devait me convaincre que le socialisme ne peut être réalisé que par la méthode bolchévique, alors je renoncerais, et pas seulement moi, à sa réalisation. Page61» Tous n’ont pas eu cette haute exigence !

            Le seconde chronique-essai porte le titre « Le voyage à Paris ». Le rédacteur des Weissen Blätter se rend à un congrès de l’Internationale auquel, sous prétexte de regrouper les intellectuels opposés à la guerre, va adhérer le groupe Clarté, dont Schickele fait partie. On se doute de sa position de prudence et de recul. Il aborde avec délicatesse la problématique de la liberté et de l’engagement des intellectuels. Sa double identité française et allemande souffre de tant de déchirements mais il note : « J’ai du mal à parer français, beaucoup de mal, parce que la sonorité et le sens de ce que je veux dire s’envolent d’un coup, que la capacité d’expression suit en boitant le jeu de la lumière sur ce qui s’offre à ma vue : je suis un piètre chien de chasse, mes idées disparaissent dans les buissons quand j’arrive. Quelle réalité qu’une langue ! un mécanisme d’horloge, mû par des humeurs, impossible à remplacer ! Pour quelqu’un qui parle deux langues et en a le sens, il y en a toujours une des deux pour assister à la scène d’un air moqueur ! Au plus profond de moi, je suis obligé de traduire pour parler à ma mère. Page 78» Cri de désespoir, prémonitoire de cet Elsässertum que nous connaissons aujourd’hui. 

            Dans la troisième chronique « Vu du Vieil-Armand » (Auf der Höhe des Hartmannwillerskopfs), Schickele évoque les deux personnages, antinomiques, du dernier roman de Dostoïevski, à savoir les Frères Karamazov. D’une part Ivan le pragmatique, le révolté, le révolutionnaire, celui qui veut changer le monde par le glaive et livre, en une nuit obscure, le récit du réquisitoire qu’adresse le Grand Inquisiteur à la figure du Christ. D’autre part, Aliocha, l’enfant, le pur, le sage, celui en qui les contradictions du monde trouvent une rédemption dans l’Épiphanie. Cette dichotomie, féconde, fait écho à celle qui est développée dans les deux premières chroniques, celle des Mains sales, et Schickele note que le troisième tome des Frères n’existe pas, faute de temps accordé à Dosto pour l’écrire, mais aussi parce qu’impossible à écrire, les conditions de la Rédemption n’étaient pas réunies dans la Russie des Tsars, elles l’étaient moins encore dans l’Europe de 1920, ravagée par l’hécatombe, les rancœurs nationalistes et les menées bolchéviques. 

            « Dès que l’écrivain se fait homme politique, la retenue qu’impose le principe de contradiction et qui, autrement, traverse toute son œuvre, disparait, c’est alors le Grand Inquisiteur, dans sa brutalité sans fard, qui est le maître du jeu… Page 126», s’exclame Schickele qui ne manque pas de lucidité face au piège tendu aux intellectuels. 

           L’auteur allemand et français, alsacien en somme, nous laisse quelques pages sublimes sur l’enracinement : « Ceci était mon pays que j’embrassais d’un amour douloureux, j’y voyais mon propre mystère transfiguré. Je m’étais penché sur lui du haut du mont des morts, comme s’il s’agissait de relever le plus grand de tous les morts, le pays natal. C’était là un corps respirant dans la certitude de sa puissance tranquille que je touchais. Cette terre ne m’appartenait pas, c’était moi qui lui appartenais. Page 131», ou encore : « Le pays des Vosges et le pays de la Forêt-Noire étaient comme les pages d’un livre ouvert, j’y voyais nettement devant moi comment le Rhin ne les séparait pas… Page 131» 

Un beau livre, une belle traduction, un chant à la paix et la réconciliation !

 

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