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site de Roland Goeller
29 mars 2020

A l'origine du récit

Kandinsky

La littérature ne donne pas naissance à d’autres mondes, elle se contente, mais c’est déjà beaucoup, de livrer quelques récits de ce monde que nous connaissons tous et dont, à chaque instant, nous pressentons tous les récits possibles, lesquels, semblables aux bulles de savon qui éclatent, s’évanouissent aussitôt surgis. Un homme s’assied à la terrasse d’un café et fait signe au serveur affairé quelques tables plus loin. Ce simple tableau peut être raconté d’une dizaine de manières différentes. L’homme s'est présenté un peu en avance à un rendez-vous et semble guetter l’arrivée d’un tiers, un ami qu’il rencontre régulièrement ou une femme  dont il a fait la connaissance récemment. Ou alors, venu se détendre à la terrasse d’un café à l’issue d’un rendez-vous ou d’une réunion de travail qui aurait connu diverses fortunes, l’homme peut très bien n’attendre personne. Et déjà se pose la question : qui se pose toutes ces questions ? Et pourquoi quelqu’un en pose-t-il à propos d’un homme qui est un parfait étranger pour toutes les personnes assises à la terrasse du café, indifférentes à la fois à cet homme et à celui qui questionne ? Et nous n’avons pas encore évoqué le garçon de café, lequel est peut-être au début de son service, joyeux parce qu’une femme lui a fait une promesse, ou préoccupé par sa mère malade à propos de laquelle il craint, chaque jour, d’apprendre de funestes nouvelles. En ces temps de pandémie coronavirienne, il n’est pas interdit non plus de disserter sur l’inconscience de toutes ces personnes assises à quelques centimètres les unes des autres, désinvoltes ou bravaches. Des dizaines de récits peuvent surgir, que dis-je, des centaines, nous conduisant à d’innombrables chutes. L’instant est bref, donné tel un artefact ou une boîte magique aux multiples ouvertures. L’instant n’est pas assez vaste pour permettre de toutes les explorer. Il ne l’est pas assez, même, pour en explorer consciencieusement une seule, et livrer le récit qu’elle contient. Qui cependant est en train de faire ce constat, ce recensement et, partant, le choix de l’ouverture à actionner ? Qui est celui qui décide, à partir d’un tableau initial, très souvent ordinaire, de raconter telle histoire ou telle autre ? Le narrateur, me direz-vous ! Le narrateur ! Encore un artefact ! Je pourrais me tirer de ce piège en postulant que le narrateur n’est autre que moi-même mais, à l’évidence, ce moi-même n’est qu’un tiroir dont le contenu change en fonction de celui qui l’actionne. Moi-même n’est pas un bon angle d’attaque. Du reste, le récit à faire de la scène de l’homme hélant un garçon à la terrasse d’un café doit être placé dans une bouche. Avant d’en commencer la première ligne, il convient de définir qui se charge de parler, l’homme assis, le garçon affairé de table en table, un tiers assis dans un coin dont il conviendra, le moment venu, de préciser les liens avec l’un et l’autre au risque de faire sombrer son récit dans l’anecdote, ou encore un ectoplasme lequel, semblable à un cameraman muni d’un outil miniature, se déplace au gré de l’évolution des événements. Tout cela dépend de moi-même ou de moi-même. Nous[1] en arrivons lentement à l’auteur. Sans même être nécessairement présent à la terrasse du café (il aura enregistré un souvenir d’une autre terrasse, à une autre époque, et se contentera de faire les transpositions nécessaires), l’auteur est celui à qui incombe le choix des personnages : tel homme assis et tel garçon interpellé, et de choisir celle des ouvertures de la boîte magique qui convient, car, si toutes se ressemblent, elles n’ouvrent pas, cependant, sur des champs de profondeurs équivalentes. Certaines resteront stériles, d’autres étonnement fécondes. Aussi le choix est-il cornélien. Il faut penser que les tous premiers choix qu’un auteur fait ne sont pas toujours forcément heureux, il tente et retente, semblable à un enfant qui la première fois enfourche un vélo. Sans doute ne convient-il pas déjà de l’appeler auteur. Il n’est qu’un compagnon qui apprend son métier, avec plus ou moins de vélocité, plus ou moins de bonheur, plus ou moins de talent. Il est confronté à des terrasses de café, des parloirs de prison, des blocs opératoires, des plages bercées à la houle, des ponts de chalutiers, des chambres munies de bibliothèques, des routes aux perspectives insaisissables… Toutes les situations ne sont pas également fécondes, cela l’auteur ne le choisit pas, quoiqu’il n’y ait pas de situation qui soit totalement stérile. Le futur auteur nait en un lieu, au sein d’une famille, au sein d’un quartier dont il fréquente les autres enfants à l’école, au sein d’un pays dont il apprend la langue et, à son insu, se charge de l’héritage commun[2]… Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline sont nés à la même époque mais pas au même endroit, ils ont appris la même langue mais ils n’en ont pas fait le même usage, ils ont reçu le même legs mémoriel dont ils n’ont pas tiré le même fil, l’un celui des salons où le tintement des petites cuillers en argent rythmait les petits rires des belles aristocrates enivrées de leur raffinement, l’autre celui des tranchées où les tirs de shrapnels rythmaient le passage des ambulanciers transportant des blessés mutilés. Ils ont, cependant, tiré les fils en témoins de leurs temps, ils ont laissé deux récits d’une époque, lesquels valent bien les laborieuses et volumineuses compilations que les historiens auront produit à grand renfort de comptes rendus, d’articles de journaux, de bulletins du front, de tickets de rationnement et de circulaires préfectorales. Ils ont donné vie là où les historiens qui leurs succèdent feront apparaître des momies. Ils se sont arrêtés aux terrasses qui étaient sur leurs chemins et, en auteurs sachant déjà tenir à bicyclette, se sont donnés comme mission de raconter ce qu’ils voyaient se dérouler sous leurs yeux, en témoins vivants, privilégiés, mais tenus à l’obstination rigoureuse de l’entomologiste (Leonard de Vinci, Büchner…) d’un spectacle tout aussi vivant dont, mus par leur intuition, ils ont saisi des moments et les ont cultivés de façon prodigieuse, en invitant tous leurs contemporains[3], mais aussi tous leurs descendants, à voir une partie de ce qu’il y avait à voir, la part des anges sans doute ! 


[1] Nous ! Qui est-ce, nous ? Toi, lecteur, et toi encore, lecteur, vous tous, lecteurs, car, toi lecteur, tu ignores si d’autres sont en train de lire ce que tu es en train de lire. Tu n’es pas certain que nous ne se réduise pas à ta seule personne. Et moi non plus, qui fait partie de nous au même titre que nous tous. Il y a quelque chose en commun à toutes personnes, à tous lecteurs, inscrits dans nous. Une histoire, une mémoire, une langue, un ensemble d’objets imaginaires hautement signifiants, qui rendra l’esprit imperméable, indifférent à tel récit, en résonance avec tel autre. L’auteur s’adresse à ce nous, auquel il appartient lui aussi, et la pertinence de son récit est directement fonction de la justesse de sa représentation de nous

[2] « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », nous dit René Char. Cet héritage pourtant donne sens à tout ce que nous entreprenons, comme un codex dont, pour la plupart d'entre nous, il n’est pas nécessaire de connaître l’interprétation. L’action des hommes s’inscrit et s’accomplit dans le sens du vent, dont on ne sait pas toujours s’il est foehn ou zéphyr. Peut-être les auteurs font-ils partie des hommes qui ont besoin de déchiffrer le codex, d’écrire le testament sans lequel ils ne sauront aller de l’avant. Qu’il y ait des hommes de trempes aussi différentes est un mystère. 

[3] Nous avons longuement évoqué Proust et Céline, comme deux phares qui envoient des signaux aux antipodes les uns des autres. C’était il y a siècle. Mais qu’en est-il d’aujourd’hui ? C’est la question qui compte à présent. Céline et Proust ont été reconnus en leur temps, et les phares qu’ils sont devenus ne cesseront de répandre leur lumière. Mais aujourd’hui, qui est appelé à s’ériger en phare ? Modiano, Le Clézio, Simon, Camus ? Qui d’autre sur le front duquel ne s’est pas encore posée la couronne de lauriers ? Question complexe s’il en est, si l’on prend en considération qu’un auteur vaut à la fois par lui-même et par la résonance trouvée avec son temps et son peuple, ce nous dont il partage et la langue et l’héritage et le chemin ! 

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