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site de Roland Goeller
5 août 2020

Le Tunnel, Ernesto Sabato, Argentine, 1946

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« Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel ; le peintre qui a tué Maria Iribarne; je suppose que le procès est resté dans toutes les mémoires et qu’il n’est pas nécessaire d’en dire plus sur ma personne. » Ainsi débute Le tunnel, premier roman de l’écrivain argentin Ernesto Sabato, publié en 1948. Au temps de la narration, le meurtre est commis, l’affaire jugée, et c’est son auteur qui se propose de nous en faire le récit. 

Celui-ci se présente comme un peintre reconnu mais incompris. Il affiche sans retenue son mépris pour les critiques d’art, hermétiques à son œuvre. Au cours d’une exposition, il surprend le regard absorbé d’une jeune femme à l’endroit d’un détail emblématique de son propre tableau et succombe à la conviction d’être en présence d’une âme-sœur. Timide, il n’ose cependant l’aborder, en conçoit du regret et se met en quête d’elle, laborieusement et obstinément. Les contours du Tunnel se dessinent lentement, celui d’un homme prisonnier de sa solitude. Castel élabore à longueur de récit, de chapitres, d’invraisemblables scénarios pour, le moment venu, engager la conversation mais finit par noter, non sans vanité, qu’il appartient à la jeune femme, anonyme, de l’engager avec le peintre célèbre qu’il est. Le hasard le met en sa présence, elle se nomme Maria Iribarne, et toutes les intuitions concernant le tableau se confirment.

« Quelques instants auparavant le monde avait été un chaos d’objets et d’êtres inutiles. J’ai senti qu’il renaissait et retrouvait son harmonie. Je l’écoutai sans rien dire.

—    Je n’avais pas compris que vous parliez de la scène du tableau, dit-elle en tremblant.

Sans m’en rendre compte, je lui pris le bras. 

—    Alors, vous vous en souvenez ? 

Elle resta un moment sans parler, les yeux baissés. Puis elle dit lentement : 

—    J’y pense sans arrêt. »

Maria Iribarne cependant se montre insaisissable, comme dissimulant sous une habile ingénuité d’inavouables secrets. « Son visage était beau mais avait quelque chose de dur… elle ne faisait pas beaucoup plus de vingt-six ans, mais il y avait en elle quelque chose qui suggérait l’expérience, quelque chose de particulier aux êtres qui ont beaucoup vécu… » 

Le Tunnel est dès lors construit, même si Sabato ne consent à le nommer qu’au terme du roman : un homme timide, seul et incompris, fait l’insigne rencontre d’une âme-sœur, belle femme, à laquelle il s’accroche avec l’énergie du désespoir, mais cette belle femme, jeune, certainement impressionnée, n’en avoue pas moins son incrédulité. « Je ne suis personne. Vous, vous êtes un grand artiste. Je ne vois pas en quoi vous pouvez avoir besoin de moi. »

Nous sommes au premier tiers du roman et le terme en semble dès lors prévisible. Le lecteur sait que Castel commettra le meurtre de la jeune femme. Il lui suffira de savoir encore que Maria Iribarne, bien qu’elle accepte de devenir l’amante de Castel, ne cessera de se dérober et de lui dissimuler les autres côtés de sa vie. Castel se montrera possessif, jaloux et inquisiteur face à une jeune femme toute d’instinct et, peut-être, d’innocente inconsistance, qui n’est pas sans rappeler quelques héroïnes d’Alberta Moravia (cf L’ennui ou Le mépris, où les personnages masculins cherchent à s’approprier l’inviolable secret féminin). Mais il est dans la logique du Tunnel de transformer les moindres soupçons en autant de preuves que Castel se chargera d’étayer avec d’autres indices glanés avec une ténacité de détective, et, à bien des égards, la quête de Castel rappelle celle du personnage de Fenêtre sur cour, de William Irish, à la différence, fondamentale, que jamais Castel ne sera en possession de la moindre preuve.

Très vite, le texte se fait oppressant et, à l’évidence d’une fin écrite d’avance, s’ajoute le malaise de pénétrer dans une psychologie qui ne cesse de condamner les bassesses auxquelles sa quête frénétique le condamne. Cheminant aux côtés du narrateur à travers son Tunnel, le lecteur ne peut s’empêcher de se demander : mais que suis-je en train de lire ? Et si le Tunnel, bien loin de l’exploration métaphysique que Sabato se propose de l’irréductible solitude humaine, n’était qu’un récit d’un cas de psychopathie ? Si Castel nourrit des soupçons grandissants envers Maria, que ne rompt-il avec elle ? 

Il faut alors se rappeler l’une des prémisses du roman : « Que le monde soit horrible, c’est une vérité qui se passe de démonstration. En tout cas, il suffirait d’un fait pour le prouver : dans un camp de concentration, un ex-pianiste se plaignait de la faim, alors on l’a forcé à manger un rat, mais vivant. » Le roman semble fonctionner comme une sorte de théorème dont il serait la démonstration : si le monde est horrible, alors il n’y a que peu de personnes qui trouvent grâce aux yeux du narrateur et dès lors toute relation humaine prend des formes de Tunnel. Et pour que le Tunnel débouche sur la folie meurtrière du narrateur, nulle preuve ne lui sera révélée  ! 

Mais le monde est-il vraiment horrible et toute relation humaine est-elle vraiment écrite d’avance ? 

Le Tunnel serait alors le contrexemple pour réduire à néant le sentiment que la vie n’est pas horrible, mais Sabato, par ailleurs mathématicien, aurait dû savoir que nulle vision ne s’échafaude sur des théorèmes dont on s’emploie à la réfutation. Il convient de choisir les théories qui marchent. L’universel est à ce prix. A moins que Sabato ne nous dise quelque chose sur lui-même, sur sa difficulté avec les femmes, sur sa sensibilité plus nerveuse et intellectuelle que sensorielle ? 

 

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