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site de Roland Goeller
5 avril 2021

La question de la langue et ses rapports avec l'identité en Alsace

zvardon alsace

Qu’on me permette de revenir sur cette question déjà tant et tant de fois commentée ! Elle se présente sous forme de dichotomie voire de dilemme, et les arguments des uns et des autres sont d’importance. Ils sont parfois jetés dans les débats avec le claquement d’une décharge de chevrotine. Il faut dire que la question ne manque pas de passion. Elle se déploie dans un contexte qui n’est guère différent de celui de l’après-guerre, lorsque la polis française a laissé s’installer, voire favorisé, la confusion entre nazisme et germanité. Une chose a changé cependant : les Alsaciens – les Alsaciens-Mosellans devrions-nous dire, pas tous, mais ceux dont je veux parler se reconnaitront – revendiquent aujourd’hui haut et fort ce que leurs ascendants clamaient en sourdine. Sauf que s’élèvent deux revendications qui parfois entrent en conflit. 

            Quelles sont-elles ? La première – première dans l’énoncé et non pas dans le classement- consiste à définir l’alsacien comme une Mundart de l’allemand standard ou Stammsprache. La seconde, comme une langue à part entière, certes avec d’essentielles corrélations avec l’allemand standard, mais avec une antériorité et une consistance suffisantes pour en justifier l’autonomie. Le débat peut paraître sibyllin pour les générations actuelles notamment pour celles qui maîtrisent assez d’allemand standard pour passer avec une relative aisance d’une forme à l’autre. Cependant, il prend de l’acuité en ce qui concerne les générations futures et la transmission. Pour elles, faisons-nous le choix d’enseigner l’allemand standard, que la Mundart déformera à sa guise, ou le dialecte alsacien directement ? 

            L’alsacien-langue-à-part-entière dispose d’une antériorité plus importante que l’allemand standard, ai-je dit. Dans l’espace linguistique allemand- une part significative de la Mitteleuropa – se sont développés depuis le Haut Moyen Âge, voire en deçà, des dialectes qui présentaient maintes similitudes. Les linguistes sauraient en donner une topographie et une généalogie précises. L’alsacien n’est pas sans résonnances avec le bavarois, le schwitzerditsch, le viennois, etc. L’émergence de la langue allemande telle que nous la connaissons aujourd’hui a commencé à la fin du Moyen Âge et, sans doute, la traduction de la Bible par Luther et le Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen figurent-ils parmi les premières œuvres de langue allemande. A contrario, l’harmonisation des langues d’oc et d’oïl dans la France capétienne n’est pas de beaucoup antérieure. 

            Il est indéniable que l’adoption de la langue allemande a constitué une réduction des dialectes régionaux et locaux d’où elle était issue. Il y a perte de couleurs et de saveurs. C’est le prix à payer d’une certaine uniformisation. Et la poésie alsacienne offre des rimes et des sonorités d’un prix inestimable en ce qu’elle est plus près des origines. Cependant, le gain de la langue standard est lui aussi considérable en ce que chacun, dans l’espace linguistique, entend et comprend la même chose. L’allemand standard permet à un Alsacien germanophone de dialoguer avec un tchèque germanophone. Pas de nation voire d’état sans langue commune. Pas d’unité allemande (à la façon de Herder et Fichte) sans langue allemande. Il serait impensable de décliner un texte de loi dans toutes ses formes linguistiques locales. Pas de littérature commune sans langue unifiée. Pas de culture sans langue, littérature, loi et religion partagées. Il n’est nullement dans mon intention de militer pour un quelconque rattachement de l’Alsace-Moselle à l’Allemagne, mais Nathan Katz et Claude Vigée ont beau être des sommets littéraires, leur partage dans l’espace linguistique allemand exige une traduction, à tout le moins une adaptation. Du reste, le plus célèbre ses Alsaciens, je veux parler d’Albert Schweitzer, a livré son œuvre littéraire en langue allemande. 

            J’entends souvent les tenants de l’alsacien-langue-à-part-entière soutenir que qui connaît l’alsacien connaît l’allemand. Cela-est-il vrai ? On peut considérer que l’alsacien a été séparé de l’allemand en 1919 et, depuis un siècle, il s’en est passé des bouleversements de l’autre côté du Rhin. La langue s’est enrichie de tous les événements qui ont touché le peuple. Cependant, lire un article dans un journal allemand est une chose mais soutenir une conversation en est une autre ! Quant à la littérature romanesque… Quel auteur alsacien contemporain pourrait-il prétendre aujourd’hui au prix Büchner ? Nous sommes loin des Schickelé, Stadler, etc. A l’évidence, depuis un siècle, l’alsacien et l’allemand standard ont suivi des trajectoires différentes, non superposables, moins qu’elles ne le furent à l’époque. Et cette remarque prend tout son sens si l’on considère que l’espace linguistique allemand compte quelques cent millions de locuteurs, alors que l’espace alsacien en compte moins d’un million, nombre qui d’année en année tend à décroître.

            Dès lors, se pose une question existentielle qui est peut-être au cœur de notre sujet. De l’alsacien ou de l’allemand, lequel des deux est le mieux à même de faire prospérer l’identité alsacienne et donner aux générations futures le goût de la maintenir vivace ? Pour trancher, il est nécessaire de donner quelques contours de ce que je crois être cette identité. Elle est tellurique, immémoriale, à l’unisson avec la terre de grès et de limon, les immenses étendues boisées et les vignes, le fleuve et ses multiples affluents, les vestiges d’une activité volcanique apaisée et les soubresauts sismiques. Mais elle est aussi dynamique, évolutive, mouvante, façonnée au gré de l’histoire et des événements. Les Alsaciens d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’avant la guerre de Trente Ans. Cette identité possède indubitablement de solides racines mérovingiennes, rhénanes et habsbourgeoises mais l’histoire plus récente l’a mâtinée d’esprit tantôt français tantôt prussien. L’identité alsacienne contemporaine est la somme de toutes ces influences et de bien d’autres encore que la hâte m’empêche de citer. L’Alsace-Moselle est à nouveau rattachée à la France depuis 1945 et l’usage de la langue française n’y est pas une option. Elle est un honneur pour beaucoup, dont votre serviteur qui ne pourrait envisager de s’en passer. Mais qu’en est-il des racines rhénanes et allemandes ? Si l’identité alsacienne veut continuer de recevoir les nutriments provenant de l’autre côté, von drüben, il importe de se poser la question : par quel canal ? L’alsacien ou l’allemand ? Pour que les générations futures grandissent dans une double culture, est-il plus approprié de développer des structures scolaires français-allemand ou des structures français-alsacien ? Si la partie française de notre double culture est désormais solidement ancrée et encrée en nous, il nous faut nous demander comment subsiste la partie allemande. A défaut d’être alimentée, celle-ci risque l’anémie et l’éloignement progressif de l’espace linguistique allemand. Pour ramener cette question dans le champ littéraire, la partie drüben de notre double culture doit-elle se limiter à Katz et Vigée (et d’autres certainement) ou englober aussi Mann, Müller, Handke, Böll, Canetti, Zweig, Schnitzler, Döblin, Musil, Kafka, Genazino, Brecht, Strauss, Roth, Hesse, Broch, etc. ?

            A ce stade, il convient encore de remarquer que si l’allemand est parlé de façon dialectale dans la plus grande partie de son espace, son écriture est désormais rigoureusement standardisée. Si les Bavarois parlent en bavarois, ils écrivent en allemand. Cette standardisation n’existe pas cependant en ce qui concerne l’alsacien, lequel est parlé et écrit avec d’importantes nuances que l’on soit à Wissembourg, Strasbourg, Colmar ou Mulhouse. Remarquons encore que l’apprentissage de l’alsacien ne dispense pas de celui de l’allemand, dans un contexte de mondialisation où il importe désormais de maîtriser, aussi, l’anglais, le chinois, l’arabe, etc. L’époque incline aux grands blocs. A l’inverse, l’apprentissage de l’allemand de préférence à l’alsacien n’empêchera nullement les Alsaciens de retrouver très spontanément les Mundarten de leurs ascendants, celles de toujours. 

            La question est-elle tranchée ? Non, bien sûr, il serait présomptueux de le penser. Les critères évoqués ne pèsent pas tous du même poids, de surcroît la sensibilité de chacun induit des pondérations contrastées. Mais la question n’en est pas moins déterminante pour la pérennité du patrimoine d’identité alsacienne et il importe de rappeler, avec constance et obstination, aux structures institutionnelles anciennes et nouvelles quelles sont leurs responsabilités à cet égard.

crédit-photo, Frantisek Zvardon 

 

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