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site de Roland Goeller
23 avril 2021

Antichambre

pieta

Ma mère me fait un signe en agitant la main droite qu’elle soulève avec peine, la seule qu’il lui est encore permis de soulever. Elle est assise de guingois, calée dans un fauteuil ergonomique dont elle ne sortira qu’avec l’aide de deux personnes. La visite d’une heure autorisée parvient à son terme et je dois m’en retourner. Nous avons passé le temps à feuilleter le dernier ouvrage présentant la ville de …, sur les photos ma mère a reconnu les lieux au temps de sa jeunesse. Je la sais entre les bonnes mains des infirmiers, aides-soignants, gouvernants, kinésithérapeutes et animateurs qui, parfois, s’accordent une pause en buvant un café, mais je sais qu’il est impossible de s’occuper de personnes handicapées, dépendantes ou séniles sans parfois prendre un quart d’heure de répit et d’insouciance. En émargeant dans le registre des visites, je passe sous silence les affaires qui, ailleurs, ont éclaboussé certains EHPAD. Je me dis, pas ici, je n’ai rien remarqué qui pourrait me laisser penser une telle chose. Ce doute n’est peut-être que le reflet de la mauvaise conscience de celui qui, incapable de s’en occuper lui-même, a confié un parent aux bons soins de l’institution. Les temps ont changé. L’espérance de vie a augmenté, mais pas forcément l’espérance. Avec l’âge les fonctions vitales perdent la mesure, elles se comportent comme les musiciens d’un orchestre dont le chef se serait absenté. La cacophonie s’installe peu à peu. « La vieillesse est un naufrage », nous disons-nous en songeant aussi à nous-mêmes, lorsque viendra notre tour. Nous entrerons alors dans cet autre territoire, certes encore régi par le droit national mais déjà placé dans la transition, pas encore les limbes, pas encore le purgatoire, mais déjà un demi-monde voire le bord extrême du monde. Les pensionnaires encore lucides savent qu’ils sont dans leur dernière demeure, leur avant-dernière pour être tout à fait juste, et le terme EHPAD est en vérité un euphémisme, un sigle technocratique destiné à dissimuler une réalité pour mieux la traiter comme un processus, confier à des personnes salariées ce qui relève des familles. A tout bien prendre, je préfère encore le mot allemand d’Altersheim, il impose le respect. Tout est dit. Sénèque et les stoïciens nous enseignaient que vivre, c’est apprendre à bien mourir. Nous ne sommes pas stoïciens. Nous sommes des apprentis-sorciers, nous vivons comme des enfants prodigues sous le signe de la mobilité et d’une certaine agitation, dispersés aux quatre vents. Nous ne savons plus demeurer, et quand vient l’heure, nos familles sont éparpillées, incapables de solidarité. L’EHPAD est le lieu de l’incohérence, maison close de notre art de vivre auquel nous accordons toutes les vertus. Ma mère était d’un temps où l’on savait encore demeurer.

 

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