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site de Roland Goeller
3 novembre 2021

Wien, Vienne en octobre

 

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Lessing tourne son imposante et tellurique silhouette de bronze vers le monolithe des martyrs, parallélépipède de pierre de la dimension d’une grande cellule de prison. L’un et l’autre se font face sur la Judenplatz dans le 1er arrondissement. Lessing penche la tête et amorce le mouvement d’un bras comme pour s’exclamer, tant de promesses pour en arriver là, ici avec l’Aufklärung et là-bas au Ponant avec les Lumières. Le monolithe représente une bibliothèque de 65 000 livres mis en rayon, dos et titre cachés, gouttière apparente, autant de livres que de juifs autrichiens exterminés par la barbarie nazie entre Quarante et Quarante-cinq. Sur la dalle de marbre qui en fait le tour s’égrènent les noms des camps de concentration, parmi lesquels le Struthof, dans la plaine alsacienne, où périrent quelques 12 000 personnes non grata, et dont l’existence n’est pas étrangère à ce préjugé français qui persiste à associer les anciennes provinces du Reich au nazisme. Lessing porte sur ses épaules une grande partie de la dramaturgie allemande, à moins qu’il ne convienne de dire que celle-ci doit beaucoup à Lessing. Sans lui, Goethe, Schiller ou Lenz ne seraient pas allés aussi loin dans leurs audaces. Lessing a mis en garde ses contemporains contre leurs penchants, n’imitez pas les auteurs français, soyez vous-mêmes ! Sur la petite Judenplatz s’érigeait jadis la synagogue qui, jusqu’en 1421, date d’un autre pogrom, était le centre spirituel juif viennois. Il y règne une atmosphère de paix et de recueillement. Les grands palais baroques

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dressent leurs façades altières, la lumière rasante du soleil couchant dessine de grands trapèzes irréguliers que rythment les fenêtres alignées telles des touches de piano. La lumière rebondit sur les pilastres, les corniches et les architraves comme dans un kaléidoscope aux mouvements contrôlés par le cosmos. Comme il est agréable d’arpenter les Gassen dont les gros pavés invitent à la lenteur. Au fronton de chaque immeuble, à l’angle de chaque rue apparaît une niche votive avec une Vierge parfois polychrome, elle rappelle à ceux qui ont la foi la religion dans les termes de laquelle il convient de rendre grâce au Seigneur. Lessing le pieux n’en avait nul besoin, il savait que l’ange jamais ne se montre et qu’il convient de dresser l’oreille pour entendre son murmure. Mais tous les autres ? Il faut bien avec insistance leur rappeler ces formes qui, seules, « préservent de la barbarie » (cf. Benjamin Constant). C’est tout le sens de la réquisition du Grand Inquisiteur (cf. Les frères Karamazov, Dostoïevski). Le Ring n’est pas loin. Il fait un coude à la hauteur de l’université, la plus ancienne d’Europe, passe devant l’Hôtel de Ville, le Parlement, et déplie une vaste perspective. A gauche, la Hofburg, à droite les deux musées entre lesquels trône l’imposante statue de Maria-Theresia, dont les filles régnèrent sur les cours d’Europe où la plus célèbre d’entre elles connut un destin tragique. La ville est un musée à ciel ouvert, pas un

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immeuble qui ne fût un palais, pas une place qui ne connût un fragment d’histoire, Mozart se produisit ici et là et là encore, Chopin et Liszt arpentèrent le Graben, Stephan Zweig naquit au 14 Schottenring, Hermann Broch sur le Franz-Joseph-Quai, Klemperer et Karajan firent trembler la Philharmoniker Academie avec leurs seules baguettes, Johann Stauss tempéra de ses frivolités la fin du siècle déjà inquiétante, un boulet vestige du siège turc est resté prisonnier d’une façade, les dépouilles des souverains de l’empire reposent dans la Crypte des Capucins dont le lieutenant Tunda, le personnage de Joseph Roth, trouva les grilles closes à son retour de captivité russe, à la fin de la première guerre, l’empire était alors démantelé pour son plus grand malheur et celui de l’Europe. La ville est un musée par-dessus laquelle s’étend une autre ville dont les habitants se sont accommodés de tant de vestiges. Les touristes en parcourent les quartiers selon des itinéraires programmés qui aboutissent à quelque lieu de restauration. Seuls les happy fews lèvent encore les yeux en laissant jaser en eux les souvenirs et les chuchotements de la ville éternelle qui se livre avec pudeur. Lessing est figé jusqu’à la fin des temps en

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une attitude offensive de capitaine debout à la proue de son navire armé pour affronter le grain qui vient. Le grain approche et se manifeste telles les Sept Plaies dans l’ancienne Égypte. Les Lumières devaient apprendre aux hommes délivrés des opiums religieux à se gouverner en toutes circonstances, elles n’ont rien fait de tout cela, les hommes confiés à la seule raison sont privés de garde-fous sans lesquels la barbarie s’invite à bras ouverts. 

Nb: Stutthof était un camp d'internement à proximité de Dantzig. Dans ma précipitation, et sans doute pour d'obscures raisons, j'ai fait la confusion avec Struthof, en Alsace, et la maintiens! 

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