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site de Roland Goeller
29 avril 2020

Mont St-Odile, montagne sacrée

 

Chronique d’un voyage dans la région du Mont St-Odile, en septembre 2019

 

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Certaines cartes topographiques sont inscrites dans les esprits à la manière de lettres volées[1]posées - par quelles mains malicieuses ? - bien en évidence sur les corniches des lieux coutumiers, retournées comme il se doit.  Elles échappent à la sagacité ordinaire qui, chaque jour, se contente de vérifier que rien ne manque, mais ne se préoccupe nullement des significations cachées, dont le déchiffrement est toujours remis à plus tard. Plus tard était-il arrivé ? Plus tard arrive parfois lorsqu’il est bien tard. 

Je descends du train à Strasbourg. La gare est masquée par une gigantesque lentille de verre, longue de deux cent mètres et haute d’une dizaine de mètres, laquelle observe la ville de son œil placide. Sur sa pupille, parfois, sont accrochées des pellicules publicitaires d’un goût mondialiste. Je reste un instant à contempler cette prouesse architecturale futuriste - c’en est une -, pour laquelle j’aurais quelque indulgence si elle ne dissimulait pas, au regard de la ville, la vieille façade prussienne, construite dans les années 1910. Et la lentille de verre me rappelle, l’eussé-je oublié, - mais il n’y aucun risque que j’oublie une telle chose – que le pays où je suis né fait encore et toujours l’objet d’un projet d’assimilation, lequel ne dit pas son nom mais n’en est pas moins à l’œuvre. Celui-ci consiste à faire tomber dans l’oubli la plus grande partie de son glorieux passé, la partie allemande. Ce projet, de surcroît, est conduit par un pays qui a porté haut les couleurs de l’universalité, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et du respect de la diversité. Mais, par la voix d’un premier ministre – dont décidément je ne parviens jamais à me rappeler le nom – la France a décrété que les Alsaciens n’étaient pas un peuple[2], et que, par conséquent, il n’y avait pas matière à discussion. Et cette situation serait sans doute assez ordinaire si le pays – la France - qui maintient mon pays - meine Heimat - sous le boisseau jacobin n’était pas aussi le mien. Je suis du côté, à la fois de l’oppresseur et de l’oppressé, et cette dichotomie, cette singularité, fait partie de ce que j’ai fini, faute de mieux, par appeler la question alsacienne

Le chauffeur du bus départemental auprès de qui j’acquitte le prix des billets me regarde avec un petit sourire lorsque, à la question de savoir combien nous étions, je réponds, Zwei Personen. C’est un homme de mon âge et, sans nous connaître, nous nous comprenons, nous sommes issus du même creuset, enracinés pour toujours dans cette plaine enserrée entre deux massifs, les Vosges d’une part, la Forêt Noire de l’autre, même si le cours de la vie m’a emmené en d’autres contrées, non moins plaisantes, et que je n’y reviens que de temps à autre, pour rendre visite à ma famille restée au pays, mais aussi pour d’autres raisons. A peine une demi-heure de trajet, et l’autobus nous dépose devant la mairie, au pied de la tour du Château qui fut témoin de tous les événements tragiques survenus, ici comme ailleurs, depuis la guerre de Trente ans. Nous sommes venus avec le projet d’un périple, retourner en des lieux, étonnamment proches, que je connais bien mais dont j’ignorais les résonnances historiques lorsque, enfant, je les ai visités la première fois. 

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Dès le lendemain, nous nous mettons en route. Nous traversons le défilé du Kronthal, ce verrou des premiers contreforts du Piémont qui donne accès à Wangenbourg et à la Petite Suisse, puis nous passons par Wangen, dont le beffroi majestueux et l’ancien mur d’enceinte s’accrochent à flanc de coteau. Et partout ruissellent le long des façades d’imposantes fontaines de géraniums. Nous nous arrêtons à Kirchheim, petite bourgade viticole sise aux confins septentrionaux de la Route du Vin. Des fouilles récentes y ont confirmé la présence d’une place forte au milieu de laquelle s’érigeait le palais du roi Dagobert II, descendant de Clovis[3] ou Chodwig. Il se dit beaucoup de choses à propos de Dagobert, et il s’en occulte beaucoup plus. Exilé en Irlande dans son jeune âge par un usurpateur, élevé par Wilfrid évêque d’York, restauré sur le trône avec l’aide de l’évêque de Sion, Dagobert était le dernier roi mérovingien, éphémère souverain de l’Austrasie. On dit de ce jeune homme à la personnalité forte qu’il aurait tenté de reprendre en mains les affaires déliquescentes du royaume. Il régna pendant trois ans avant d’être assassiné, à Stenay, en 679, dans des circonstances restées mystérieuses. Quelle est la part de légende selon laquelle Dagobert aurait eu une descendance avec la princesse wisigothe Gisela de Razès, épousée en secondes noces ? Cette descendance se serait réfugiée à Rennes-le-Château, la cité cathare, dont il est dit par ailleurs tant d’autres choses, mais ceci est une autre histoire.

Adolescent, je passais matin et soir par Kirchheim, à bord de l’autobus qui me conduisait au lycée de Molsheim où j’étudiais la géométrie, la chimie, l’histoire de France et la malice féminine. C’était dans le cours des années soixante. La guerre était déjà loin derrière nous – la guerre mondiale, la seconde - mais elle avait laissé une infinité de contours en creux, délimitant avec une précision chirurgicale ce dont on parlerait désormais et ce qui serait tu, occulté. Les dommages subis par l’esprit sont les plus longs à cicatriser et c’est un travail qui incombe à plusieurs générations. Rede m’r nemmi davon ! – n’en parlons plus ! -, se disait-il lorsque les langues, agitées par leur daïmon[4], avaient le malheur de commettre quelque transgression. En conséquence de cette guerre, et des précédentes, une grande partie de la psyché collective était condamnée à rester dans l’ombre, telle la face cachée de la lune qui ne voit jamais le moindre rayon de soleil. La parole publique, les discours - le discours - en configuraient la trame normée et installait une topographie dont les mises à jour étaient aux mains des officines parisiennes, toujours plus sourcilleuses[5] et inquisitoriales. Nous fûmes nourris d’histoire de France, la guerre de Cent ans, la Révolution, Napoléon, le Front Populaire, la Libération, de Gaulle, Pasteur, Balzac et Victor Hugo - enrôlés parmi tant d’autres sous la bannière tricolore et auxquels nous ne gardons pas moins une indéfectible vénération. Le miracle économique des Trente Glorieuses donna quelque crédit à cette entreprise de reconstruction de l’esprit au chausse-pied et de réécriture unidimensionnelle de l’histoire. Dagobert était enfoui dans l’autre partie de la psyché, la plus grande, la plus volumineuse - mouvante et instable tel un magma tellurique où, les formes, estompées, grossières parfois, luttent contre l’informité à la manière des démons de Hieronymus Bosch ou des créatures de William Blake. Dagobert avait rejoint la Bataille de Reichshoffen, la Débâcle, les combats du Hartmannsweiler Kopf, les Feldgrau[6] et les malgré-nous[7], les génocides commis par Turenne dans le Palatinat et Turckheim, le repeuplement - à la fin de la guerre de Trente ans - depuis la Bavière, le Tyrol et le Vorarelberg, la paix d’Augsbourg, Moschenrosch mais aussi Gottfried, Geiler von Keysersberg, Beatus Rhenanus, Sebastian Brand, Hérade von Hohenburg dite de Landsberg, Gutenberg, Stoeber, Pfeffel, Woehrle, Stadler, Flake ou encore Schickele, mais aussi Lenz, Büchner, Goethe, Grimmelshausen, Grimm, mais aussi l’Or du Rhin et les Nibelungen, les lieder de Schubert et de Hugo Wolf, le prestige des Habsbourg, et, hélas, le Gauleiter Wagner et le camp du Struthof-Natzweiler… 

Dagobert est l’une des lettres volées parmi tant d’autres. Il gisait sous nos yeux, retourné, accessible aux seuls érudits qui s’étaient fait un devoir de garder la mémoire, d’en conserver les manuscrits pour la transmettre, le moment venu, à la grande masse des aveuglés, ceux à qui il fut dit qu’il n’y avait rien à voir en ces lieux. La psyché est avide de clarté, et la psyché d’adolescents alsaciens au détour des années soixante n’est encore qu’un petit univers en expansion. L’esprit se tourne du côté où on l’attire, les formes intelligibles, la géométrie ou encore les dates de l’histoire de France. La psyché n’en est pas moins avide de clarté et de mots. Elle travaille, telle une pâte à Kugelhof[8]qui lève dans l’obscurité d’un réduit. Des mains intrépides devront la pétrir un jour ou l’autre, plus tard. Plus tard était peut-être arrivé. Toutes les lettres volées finissent, un jour ou l’autre, entre les mains de leurs destinataires. 

Nous laissons Dagobert et Kirchheim à leur sommeil mémoriel et poursuivons vers le Mont St-Odile en traversant Obernai, St-Nabor, St-Léonard, puis ce sont d’interminables lacets de route jusqu’au promontoire où le monastère est érigé. Le jubilé des treize siècles est en préparation – 2020 ! Mille trois cents ans se sont écoulés depuis la fondation- mais, au train où vont les choses, il n’est pas certain que d’autres jubilés puissent intervenir par la suite. La statue d’Odile, bras levé en une attitude hiératique, tourne son regard de pierre vers la plaine d’Alsace étendue à ses pieds, mais bien peu de regards se tournent encore vers les lieux de sa mémoire. La chrétienté séduit de moins en moins de fidèles prêts à lui rendre hommage, et il y a sans doute beaucoup à dire sur son naufrage auquel consentent les générations de la post-modernité[9], lesquelles conjuguent le paradoxe d’un héritage culturel revendiqué chrétien au sein d’une laïcité ouverte à tous les appétits. Seuls encore parviennent sur le promontoire des autobus transportant des retraités en voyage d’agrément selon des circuits qui comportent un certain nombre d’étapes gastronomiques entre lesquelles viennent se glisser deux ou trois heures de visite guidée. 

 

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Le promontoire s’érige à l’intérieur d’une muraille fermée, à mi-hauteur, longue de quelques vingt-trois kilomètres. Çà et là manquent quelques dizaines de mètres de roches mégalithiques, prélevées au fil des siècles pour d’autres usages. Aujourd’hui encore, les archéologues restent perplexes quant à l’origine de cette muraille. Romaine ? Païenne ? Druidique ? Pour la chrétienté, le promontoire est devenu un lieu sacré, réservoir de force tellurique qui, parfois, saisit jusqu’à l’étourdissement mais toujours invite au recueillement. Il le fut très certainement pour les cultes plus anciens, dit païens. Druides et chamans n’étaient pas moins inspirés que les ermites et les prieurs des ordres monastiques. Et il y a sans doute beaucoup à dire sur ces juxtaposition, interpénétration, recouvrement, absorption des rites païens et chrétiens. L’hagiographie les a présentés selon une hiérarchie spirituelle où la chrétienté faisait figure d’aboutissement. Cependant, le fait qu’une religion l’emporte sur une autre ne préjuge que de sa puissance temporelle, jamais de sa mystique, laquelle est la même d’une religion à l’autre, même si elle se manifeste sous d’autres espèces. Et la terre dont nous gravissons les flancs présente une rare concentration de signes religieux, païens d’une part, chrétiens de l’autre. Cela augure d’une force tellurique que les mystiques de tous bords n’auront eu de cesse de questionner et qui, parfois, semble vouloir surgir de la pénombre des futaies. Celles-ci portent une ramure dont l’épaisseur interdit aux regards d’aller au-delà de quelques dizaines de mètres, comme pour protéger des secrets qui ne consentent à se révéler qu’aux seuls pèlerins armés de courage, de patience et de bonnes chaussures de marche. 

Depuis notre départ, nous sommes surpris par la quantité de signes que le passé, prestigieux et protéiforme, nous adresse pour peu que l’on regarde en-dessous des mises en scène folkloriques et pittoresques. Nous les avions sous nos yeux, depuis longtemps, depuis toujours, mais nous ne savions pas regarder. Nous ne le savions pas, car nous n’avions pas connaissance de ces multiples petites références que les contes étaient chargés de semer dans les jeunes esprits et d’armer les curiosités naissantes. La télévision avait chassé les contes. Les bavards Guy Lux et Léon Zitrone avaient imposé silence aux grand-mères. 

Désormais, le passé se donne à nous, adultes grisonnants, dans les apparences de sa pétrification à l’œuvre. L’oubli a commencé. Et, en ce début de vingt et unième siècle, l’ancienne terre mérovingienne et odilienne nous assaille, mais aussi l’humanisme et la prospérité du temps de la Décapole[10], l’époque pendant laquelle Gutenberg mit au point l’imprimerie pour propager les mises en garde de Geiler von Kayserberg, les mises en cause de Luther et les réfutations d’Érasme et de Rhenanus. Et cette ancienne terre d’Empire, non pas celui des Prussiens mais celui des Habsbourg[11], ne cesse de nous parler en des formes que nous ne comprenons plus. Le passé vient à nous tel un comateux qui se réveille après quelques décennies, quelques siècles de léthargie, et s’étonne de ne plus être compris par ceux qui avaient en charge la conservation de son héritage. Mais ces derniers ont l’esprit occupé par d’autres hiéroglyphes, peut-être seulement la grille des figures émotives – emoticons - suggérées par des logiciels qui les dispensent de chercher une expression personnelle à leurs propres émotions. 

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Une halte impromptue à la petite chapelle St-Marguerite d’Epfig nous met en présence d’un ossuaire, des centaines de crânes, blanchis, empilés derrière un fin grillage, peut-être des milliers, les cavités oculaires lançant leurs questions muettes à qui voudra les prendre en charge. La guerre des Paysans a fait rage en ces contrées. Elle préfigura la guerre de Trente Ans laquelle, entre 1618 et 1648, décima la moitié de la population de la plaine d’Alsace, civils, femmes et enfants[12]. Avec la bénédiction du très catholique cardinal Richelieu, le reitre Turenne s’y employa avec une rage de génocidaire. Ses cendres reposent aux Invalides sans que la République, par ailleurs prompte à montrer du doigts, n’en éprouve le moindre remords. Les exactions eurent lieu notamment dans la petite ville de Turckheim où l’on dénombre un millier de victimes, hommes, femmes, vieillards et enfants. Sur la place centrale de Turckheim se dresse toujours et encore la statue de Turenne, pourtant sacrilège pour la mémoire alsacienne, que la république et ses élus continuent d’honorer par une sorte d’hystérésis de l’habitude, sourds aux protestations de jour en jour plus fortes, inconscients de l’offense commise.     

Fouday[13] est notre prochaine destination et nous traversons la forêt du Hohwald[14]. Nous couvrons en moins d’une heure la dernière partie du chemin qu’emprunta le poète Jakob Michael Reinhold Lenz, quelques deux cent cinquante années plus tôt. Il n’y avait alors ni route ni voitures ni GPS, ni mêmes de quelconques indicateurs de direction, seuls çà et là des signes identifiables par les riverains. Seuls des chemins de terre traversaient alors le massif forestier, consentant à d’imprévisibles détours pour éviter les escarpements dangereux, avec une telle inconstance qu’un étranger en ces lieux en perdait très vite le nord. Lenz était un étranger, pas seulement en cette forêt. Il venait d’Emmendigen, en Forêt Noire, où il était hébergé chez la famille Schlosser. Cornélia Schlosser n’était autre que la sœur de Goethe, lequel régnait déjà sur les lettres allemandes mais se contentait d’exercer le métier de conseiller à la cour du duché de Weimar. Cornélia accepta d’héberger le poète devenu persona non grata à Weimar, sans doute à cause d’excentricités ou d’autres choses encore que nous ignorons. Quelques quatre-vingt kilomètres séparent Emmendingen de Fouday. Un bon marcheur, bien équipé et muni de cartes topographiques franchit cette distance en moins de trois jours. Lenz était-il bon marcheur ? Quand bien même, il n’y avait alors ni sentier balisé ni carte d’aucune sorte. Il partit sans doute avec quelques indications sommaires, franchir le Rhin à Marckolsheim en empruntant le bac, puis prendre la route du nord-ouest, en direction de Kintzheim, Villé, le Hohwald. Qu’avait-il sur les épaules ? Les époux Schlosser connaissaient les rigueurs de l’hiver alsacien, d’autant plus redoutable lorsqu’on s’enfonce dans les vallées vosgiennes, et ils ne laissèrent pas partir le jeune poète de vingt-sept ans sans un chaud manteau, des provisions et quelque bonnet de laine. Mais Lenz n’avait déjà plus toute sa raison, il avait été suivi et traité par Lavater et, à Winterthur, par Kaufmann, médecin, philosophe et théoricien du Sturm und Drang, lesquels, suite à l’insuccès de leurs soins, avaient décidé de le confier à leur ami commun Jean-Frédéric Oberlin, pasteur humaniste un rien chaman, dont le presbytère était situé à Fouday et avec lequel ils étaient en correspondance régulière. 

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Il faut songer que Lenz, jeune homme, certes déjà rompu aux voyages[15], théologien rebelle épris de poésie et de Shakespeare, jeta ses premiers feux littéraires[16] à l’ombre de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg. Quelque peu intrépide, voire téméraire, Lenz se sera perdu le long de chemins peu balisés des vallées vosgiennes. Il aura sollicité des indications en une langue – il parlait l’allemand des lointaines contrées de la Prusse orientale – que les habitants eurent du mal à comprendre dans leur allemand alsacien ou rhénan. Il se perdit, s’effraya en ces contrées hostiles et enneigées, il connut des épisodes de panique à l’approche de la nuit tandis que nul hameau alentours n’offrait le refuge d’une bergerie, il glissa, s’écorcha les genoux, épuisa trop vite les quelques victuailles emportées pour le voyage. Il aura désespérément tenté de garder le cap, nord-ouest lui avait-on dit, même si son chemin aboutissait au pied d’une falaise rocailleuse où parfois, emporté par le ruissellement, se détachait quelque bloc qui se fracassait non loin de lui. C’est un poète exténué, hagard, frigorifié et affamé qui vint tambouriner à la porte du presbytère. Le pasteur n’en fit pas compte-rendu, sa plume avait alors à s’emparer d’autres sujets de préoccupation. Sans doute est-il possible de reconstituer la durée de ce voyage en consultant les Tagebücher des Schlosser. Peu importe cependant s’il fallut à Lenz quatre, six ou dix jours pour se rendre à Fouday, le voyage entrepris au mois de janvier 1778, dans les frimas hivernaux, prit très certainement des allures dantesques – Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate[17] – ainsi en fut-il déjà de celui qu’Hölderlin entreprit depuis Bordeaux jusqu’à Tübingen. Les poètes allemands, jusqu’à Paul Celan et Peter Handke, arpentent le monde à pied, la meilleure façon peut-être d’en connaître les sortilèges. Quant au voyage de Lenz, Georg Büchner en aura imaginé tous les dangers et toutes les vicissitudes : 

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« Den 20. ging Lenz durchs Gebirg. Die Gipfel und hohen Bergflächen im Schnee, die Täler hinunter graues Gestein, grüne Flächen, Felsen und Tannen. Es war nasskalt, das Wasser rieselte die Felsen hinunter und sprang über den Weg. Die Äste der Tannen hingen schwer herab in die feuchte Luft. Am Himmel zogen graue Wolken, aber alles so dicht, und dann dampfte der Nebel herauf und strich schwer und feucht durch das Gesträuch, so träg, so plump. Er ging gleichgültig weiter, es lag ihm nichts am Weg, bald auf- bald abwärts. Müdigkeit spürte er keine, nur war es ihm manchmal unangenehm, dass er nicht auf dem Kopf gehn konnte. Anfangs drängte es ihm in der Brust, wenn das Gestein so wegsprang, der graue Wald sich unter ihm schüttelte, und der Nebel die Formen bald verschlang, bald die ge- waltigen Glieder halb enthüllte; es drängte in ihm, er suchte nach etwas, wie nach verlornen Träumen, aber er fand nichts. Es war ihm alles so klein, so nahe, so nass, er hätte die Erde hinter den Ofen setzen mögen, er begriff nicht, dass er so viel Zeit brauchte, um einen Ab- hang hinunterzuklimmen, einen fernen Punkt zu errei- chen; er meinte, er müsse alles mit ein paar Schritten ausmessen können. Nur manchmal, wenn der Sturm das Gewölk in die Täler warf, und es den Wald herauf dampfte, und die Stimmen an den Felsen wach wurden, bald wie fern verhallende Donner, und dann gewaltig heranbrausten, in Tönen, als wollten sie in ihrem wilden Jubel die Erde besingen, und die Wolken wie wilde wie- hernde Rosse heransprengten, und der Sonnenschein dazwischen durchging und kam und sein blitzendes Schwert an den Schneeflächen zog, sodass ein helles, blendendes Licht über die Gipfel in die Täler schnitt; oder wenn der Sturm das Gewölk abwärts trieb und ei- nen lichtblauen See hineinriss, und dann der Wind ver- hallte und tief unten aus den Schluchten, aus den Wipfeln der Tannen wie ein Wiegenlied und Glockengeläute heraufsummte, und am tiefen Blau ein leises Rot hinauf- klomm, und kleine Wölkchen auf silbernen Flügeln durchzogen und alle Berggipfel scharf und fest, weit über das Land hin glänzten und blitzten, riss es ihm in der Brust, er stand, keuchend, den Leib vorwärts gebo- gen, Augen und Mund weit offen, er meinte, er müsse den Sturm in sich ziehen, alles in sich fassen, er dehnte sich aus und lag über der Erde, er wühlte sich in das All hinein, es war eine Lust, die ihm wehe tat; oder er stand still und legte das Haupt ins Moos und schloss die Augen halb, und dann zog es weit von ihm, die Erde wich unter ihm, sie wurde klein wie ein wandelnder Stern und tauchte sich in einen brausenden Strom, der seine klare Flut unter ihm zog. Aber es waren nur Augenblicke, und dann erhob er sich nüchtern, fest, ruhig als wäre ein Schattenspiel vor ihm vorübergezogen, er wusste von nichts mehr. Gegen Abend kam er auf die Höhe des Gebirgs, auf das Schneefeld, von wo man wieder hinabstieg in die Ebene nach Westen, er setzte sich oben nieder. Es war gegen Abend ruhiger geworden; das Gewölk lag fest und unbeweglich am Himmel, so weit der Blick reichte, nichts als Gipfel, von denen sich breite Flächen hinabzogen, und alles so still, grau, dämmernd; es wurde ihm entsetzlich einsam, er war allein, ganz allein, er wollte mit sich sprechen, aber er konnte, er wagte kaum zu atmen, das Biegen seines Fußes tönte wie Donner unter ihm, er musste sich niedersetzen; es fasste ihn eine namenlose Angst in diesem Nichts, er war im Leeren, er riss sich auf und flog den Abhang hinunter. Es war finster geworden, Himmel und Erde verschmolzen in eins. Es war als ginge ihm was nach, und als müsse ihn was Entsetzliches erreirchen, etwas das Menschen nicht ertragen können, als jage der Wahnsinn auf Rossen hinter ihm. »[18]

 La traduction du Lenz m’accaparait depuis quelques mois déjà et, afin de m’imprégner de l’esprit des lieux, j’avais l’intention de me rendre à Fouday[19], où Lenz le poète séjourna du 20 janvier au 8 février 1778, presque trois semaines d’un séjour chaotique et halluciné. 

Georg Büchner était arrivé – lui aussi – à Strasbourg quelques cinquante plus tard, au cours de l’années 1831. Le jeune étudiant en médecine, gréco-latiniste, quelque peu exalté, fut éloigné de Darmstadt où régnait une de ces fièvres révolutionnaires telles qu’en connurent les états allemands qui avaient goûté aux libéralités du code civil napoléonien. Büchner fut hébergé chez le pasteur Jaeglé, proche de la famille Reuss, nom de jeune fille de la mère du jeune étudiant. Il y fit la connaissance des frères Stoeber et des cercles littéraires réunis à Strasbourg la paisible. Ehrenfried, père des frères Stoeber, était un ami du défunt Oberlin dont il avait prononcé la Todesrede[20]. Il était en possession du compte-rendu, Herr L., qu’Oberlin fit du séjour de Lenz à Fouday. Pour quelles raisons Georg Büchner, jeune étudiant destiné à la médecine, s’est-il pris de passion pour l’aventure Lenz ? Pour quelles raisons était-il, à l’instar de Lenz, un inconditionnel de Shakespeare ? avait-il déjà lu les premiers drames de Lenz sans parler de toute l’œuvre de Schiller et de Goethe ? avait-il consenti à la volonté paternelle de s’engager dans une carrière de chirurgien sans pour autant délaisser ses propres aspirations, littéraires et révolutionnaires ? s’était-il lié avec le pasteur Weidig, figure de proue de la révolution dans le duché de Hessen ? Lecteur infatigable des comptes rendus de la Révolution Française, pour quelles raisons avait-il entrepris la composition du drame La mort de Danton ? avait-il laissé, dans sa correspondance, de nombreux indices d’instabilité, de crises d’angoisse, de spleen ? s’était-il lancé dans l’étude des sciences exactes avec la même ferveur qu’il avait manifesé pour la littérature et la philosophie ? avait-il choisi, comme sujet de thèse, l’étude du système nerveux du barbeau ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Lenz était pour lui un alter ego, un compagnon de route, et la lecture du manuscrit Herr.L, ainsi que les pages consacrées par Ehrenfried Stoeber au pasteur Oberlin, ne fut sans doute que le déclencheur du projet Lenz, manuscrit emblématique rédigé à l’automne 1835, inachevé, remisé pour un travail ultérieur, hélas resté en l’état suite au décès prématuré de Büchner en février 1837, à l’âge de 23 ans, à Zürich où, nommé Privat-docent, il avait commencé à donner des conférences sur Descartes et Spinoza.  

La route qui rejoint Fouday depuis le Hohwald longe un autre lieu de mémoire, le camp de concentration du Struthof-Natzweiler où furent internés des dizaines de milliers de personnes, persona non grata aux yeux du régime nazi, et où en périrent près de douze mille. Les petites croix blanches alignées apparaissent par vagues en fonction de la déclivité de la route, posées sur le versant septentrional, là où le froid est le plus mordant. Lenz y sera passé à proximité, peut-être déjà hanté par de sombres prémonitions. A Fouday, nous sommes quatre personnes à visiter le musée Oberlin et la petite église où le pasteur accepta que Lenz tînt un sermon. L’église peut contenir un peu plus d’une centaine de personnes et j’imagine ces « Femmes et petites filles (qui) affluèrent le long des sentiers qui prenaient d’assaut la montagne. Vêtues d’habits et de robes d’un noir austère, elles portaient à la main un brin de romarin ainsi qu’un recueil de cantiques entouré d’un délicat mouchoir blanc. Un rayon de soleil furtif éclairait la vallée, l’air tiédi se mouvait de façon imperceptible, charriant des parfums et des sons lointains qui enchantaient le paysage. Tout autour de Lenz semblait résonner dans une harmonie profonde. [21]»

La conversation se noue immanquablement entre quatre personnes qui précèdent la visite du prestigieux Unterlinden[22] de Colmar par celle d’un obscur musée de la vallée de la Bruche. L’une[23] des deux autres visiteuses nous rend attentifs au poète Paul Celan lequel, à la suite d’une rencontre prévue avec le philosophe Adorno en Engadine, mais ajournée sine die, composa son seul texte en prose, Gespräch im Gebirg, emblématique à plus d’un titre. 

« Eines Abends, die Sonne, und nicht nur sie, war untergegangen, da ging, trat aus seinem Haüsel und ging der Jud, der Jud und Sohn eines Juden, und mit ihm ging sein Name, der unaussprechliche, ging und kam, kam dahergezockelt, liess sich hören, ka mam Stock, kam über den Stein, hörst du mich, du hörst mich, ich bins, ich, ich und der, der du hörst, zu hören vermeinst, ich und der andre, - et ging also, das war zu hören, ging eines Abends, da einiges untergegangen war, ging unterm Gewölk, ging im Schatten, dem eignen und den fremden – denn der Jud, du weissts, was hat er schon, das ihm auch wirklich gehört, das nicht geborg wär, ausgeliehen und nicht zurückgegeben - , da ging er also und kam, kam daher auf der Strasse, der schönen, der unvergleichlichen, ging, wie Lenz, durchs Gebirg, er, den man hatte wohnen lassen unten, wo er hingehört, in den Niederungen, er, der Jud, kam und kam. »[24]

La rencontre entre Adorno et Celan avait pour objet la possibilité de la poésie après l’holocauste. Que se seraient dit les deux hommes si la rencontre avait eu lieu ? Celan en revanche rencontra le philosophe Heidegger chez lui, à Todtnauberg, en Forêt Noire. C’était en 1967. Selon plusieurs sources, il semblerait qu’entre eux furent tues plus de choses qu’il n’en fut dit. Mieux qu’un essai ou qu’un réquisitoire, le conte, lancinant, de Celan, Gespräch im Gebirg, est une réponse à toutes les questions qui auraient pu être formulées et, à la suite du Juif de Celan, ce sont des millions de victimes qui, à rebours de Lenz, entreprennent l’ascension de la montagne sacrée dont le monastère de St-Odile garde le promontoire oriental. Leur trépas sans doute aura augmenté d’autant la force tellurique.

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De l’autre côté de la vallée de la Bruche, vers le Nord, s’élève le massif du Dabo[25] et ses grandes forêts domaniales. Au sein de la forêt de Niederhaslach, un petit ruisseau, parfois chargée d’abondantes eaux pluviales, se précipite du haut d’une cascade qui porte le nom des ruines médiévales proches, celles du Château du Nideck. La cascade bruisse de son roulement furieux du sein duquel, parfois, s’échappent les murmures des divinités sylvestres qui errent alentours, perceptibles pour peu que l’on accepte de fermer les yeux. Les guides touristes vantent le site pour ses balades romantiques et les haltes gastronomiques. Elles mentionnent parfois le poète Adalbert von Chamisso[26], lequel immortalisa les lieux en une élégie que les grand-mères racontaient aux petits enfants et dont ma chère tante, malgré six décennies d’exil français, savait, sur ses vieux jours, encore déclamer les alexandrins. 

 

Burg Nideck ist im Elsaß der Sage wohl bekannt,

Die Höhe, wo vor Zeiten die Burg der Riesen stand;

Sie selbst ist nun verfallen, die Stätte wüst und leer;

Du fragest nach den Riesen, du findest sie nicht mehr.

 

Einst kam das Riesenfräulein aus jener Burg hervor,

Erging sich sonder Wartung und spielend vor dem Tor

Und stieg hinab den Abhang bis in das Tal hinein,

Neugierig, zu erkunden, wie's unten möchte sein… [27]

 

Les rochers mégalithiques qui gisent aux pieds des ruines et affleurent sous la terre rouge ne peuvent avoir été remués qu’à mains de géants ou par quelques héros des Niebelungen coupables de forfaits pour lesquels Wotan les condamna aux travaux forcés. 

Nous nous arrêtons encore à l’Abbatiale de Niederhaslach, édifiée au XIIIème siècle par Gerlach von Steinbach, le fils d’Erwin, l’un et l’autre maîtres d’œuvre de la flèche de Notre-Dame de Strasbourg, chacun pour un étage. L’abbatiale se dresse au milieu d’un hameau où ne vivent pas mille âmes – la dépouille du pape Clément V repose en une abbatiale, aquitaine, éloignée elle aussi de toute métropole. Niederhaslach est consacrée à l’ermite Florent, canonisé par l’Église Catholique, lettré, thaumaturge et mystique à qui l’on prête bien des prodiges, notamment d’avoir guéri l’une des filles de Dagobert II, en son proche palais de Kirchheim. Dagobert était un roi mérovingien – l’Alsace a bien des égards est une terre mérovingienne - descendant direct de Clovis, ou Chodwig, qui tenta de reprendre en mains les affaires déliquescentes du royaume d’Austrasie mais cela, je crois, je l’ai déjà longuement évoqué…  

 

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Le soir, nous faisons étape à Obernai, l’une des villes de l’ancienne Décapole. Le restaurant Les petites (et grandes) casseroles nous accueille à sa table gastronomique traditionnelle, tarte à l’oignon avec un Riesling fameux, baeckeoffe servis en cassolettes sous les couvercles desquels s’impatiente un fumet qui aussitôt subjugue les terminaisons olfactives et prépare les papilles, tandis que nos voisins de table suivent de leurs yeux ébahis les choucroutes royales atterrissant devant leurs panses affamées. Les tables sont recouvertes de nappes de kelsch[28]aux délicats motifs croisés monochromes bleu. De généreuses portions de Schwarzwälder Kirchtorte[29] viennent clore notre repas frugal, elles se tiennent bien face à l’omelette norvégienne géante flambée à la prune sur laquelle se jettent nos voisins volubiles, des Allemands aux Witz[30] tonitruants. Le chef insiste pour que nous ne quittions pas la table sans un doigt de kirsch, pour la digestion, précise-t-il. Nous l’aurions vexé à refuser ! Nous songeons à notre prochaine étape, la Bibliothèque de Sélestat. Nous y admirerons quelques incunables ainsi que maints ouvrages provenant de la bibliothèque de l’humaniste Béatus Rhénanus[31]. Ce dernier correspondait régulièrement avec Érasme, Martin Bucer ou encore Geiler von Keysersberg. Tous trois et d’autres encore entendirent les 57 propositions de Martin Luther que ce dernier exposa, en 1521, à la Diète de Worms[32]. Ils en approuvèrent l’esprit, mais mirent Luther en garde contre tout nouveau schisme au sein de l’Église Catholique. On sait ce qu’il en advint, les guerres de religion déchirèrent le Saint-Empire pendant plus d’un siècle. La paix d’Augsbourg[33] n’y mis qu’un terme provisoire. La rivalité[34] des Habsbourg et des Capétiens-Bourbon s’empara de la dispute, la suprématie en Europe continentale était en jeu. La guerre de Trente ans décima plus de la moitié de la population alsacienne[35]. L’ossuaire de la Chapelle St-Marguerite nous l’a tristement rappelé. La bibliothèque de Sélestat possède l’exemplaire du Nouveau Testament qui appartenait à Martin Luther. Il y est exposé, ouvert à une page recouverte des remarques de la main de Luther, à l’encre rouge, de sa fine écriture parfaitement calligraphiée semblable à celle d’un huissier des mœurs… 

Après Sélestat, nous nous en retournons, notre périple s’achève. Nous traversons dans l’autre sens le défilé du Kronthal avec son éperon nommé Loewenkopf[36]. La légende veut qu’un souterrain y aboutisse, construit pendant la guerre de Trente ans pour permettre aux seigneurs de Wazelnheim de fuir en cas de siège prolongé…, mais ceci est une autre histoire.  

 


[1] Cf la nouvelle d’Edgar Poe : La lettre volée

[2] Déclaration faite par le premier ministre, Manuel Valls, à l’Assemblée Nationale, en 2014, en réponse à l’interpellation du député bas-rhinois et alsacien Patrick Hetzel. 

[3] Clovis, mérovingien, 466-511 après J-C, roi des Saliens, puis roi de tous les Francs à compter de 481, date de son sacre à Reims. 

[4] Cf le démon de Socrate, ce qui en nous pousse à chercher et dire la vérité. 

[5] Notamment depuis la Révolution. Cf, le discours de Barère au Comité de Salut Public (27 janvier 1794) : « Quelle contradiction présentent à tous les esprits, les départements du Haut & du Bas-Rhin, ceux du Morbihan, du Finistère, d’Île & Vilaine, de Loire-Inférieure, des Côtes-du-Nord, des Basses-Pyrénées & de Corse ? Le législateur parle une langue que ceux qui doivent exécuter et obéir n’entendent pas. Les anciens ne connurent jamais de contrastes aussi frappants et aussi dangereux. Il faut populariser la langue, il faut détruire cette aristocratie de langage qui semble établir une nation polie, au milieu d’une nation barbare… »

[6] Couleur des uniformes de la Wehrmacht, dans les rangs de laquelle furent incorporés quelques 350 000 Alsaciens-Mosellans en 1914, ils étaient alors sujets du second empire allemand. 

[7] Nom donné aux quelques 50 000 Alsaciens-Mosellans incorporés, sous la contrainte, dans la Wehrmacht à partir de 1942. La contrainte consistait à prendre en otage et déporter les familles des éventuels récalcitrants ou déserteurs. 

[8] L’un des fleurons de la pâtisserie alsacienne. 

[9] La post-modernité de la « fin de l’histoire », prophétisée par le politologue américain Francis Fukuyama. Les événements postérieurs se sont chargés de dénoncer l’utopie de cette théorie, laquelle, pourtant, continue de faire des émules.

[10] En allemand, Zehnstädtebund. Alliance de dix villes libres d'Empire, dans la plaine d’Alsace, alors terre d’Empire (Saint-Empire romain germanique). L’Alliance a été fondée en 1354 et dissoute en 1679, peu après le traité de Westphalie. Elle regroupait les villes de Haguenau, Colmar, Wissembourg, Turckheim, Obernai, Kaysersberg, Rosheim, Munster, Sélestat et Mulhouse. Les Habsbourg recouraient à une forme de décentralisation que ne dit pas son nom. Les villes libres d’Empire – Freie Reischstadt – étaient liées, directement, à l’Empereur par un pacte ou un contrat d’Immédiateté Impériale, Reichsunmittelbarkeit, semblable aux contrats de paréage que les Plantagenets avaient établis avec les bastides aquitaines. Au plus fort du mouvement, il y avait jusqu’à 86 villes libres. Mulhouse conserva son statut de République, à l’instar de Venise et Gênes, jusqu’à l’avènement de Napoléon. 

[11] Cette précision est importante car, aux yeux de nos compatriotes de l’Intérieur, l’Alsace-Moselle a fait l’objet des convoitises de l’empire prussien des Hohenzollern. Cela n’est vrai qu’à partir du milieu du XIXème siècle et la guerre de 1870, perdue par Napoléon III. Auparavant, c’est du Saint-Empire romain germanique dont il s’agissait, celui des Staufen et des Habsbourg. La psyché alsacienne a été façonnée par un millénaire de Saint-Empire, beaucoup plus que par l’empire prussien. 

[12] Une ordonnance royale de 1661 donna le signal du repeuplement. Suisses, Bavarois, Tyroliens, Vorarelbergiens, mais aussi Lorrains, Savoyards et même Provençaux vinrent s’établr en Alsace. 

[13] Petite ville sise dans la vallée vosgienne de la Bruche.

[14] Massif vosgien.

[15] Originaire de Lettonie, Lenz s’était rendu à Strasbourg à l’âge de vingt ans, c’était en 1771 et le mouvement Sturm und Drang, littéraire et politique, venait de naître. 

[16] Il y écrira plusieurs drames emblématiques de la littérature allemande, notamment, Le Précepteur, Les Soldats…

[17] Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, « Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir… »

[18] « Le 20 janvier, Lenz s’en vint par la montagne. Autour de lui, à perte de vue, des sommets et de vastes étendues englouties sous la neige, des vallées encaissées entre des falaises de roche grise, de verts pâturages entre rochers et massifs de sapins. Un froid glacial saisissait toutes choses, l’eau ruisselait le long de la roche et creusait des sillons dans les sentiers. Les branches de sapins ployaient sous l’excès d’eau. Des nuages noirs traversaient le ciel et tout alentour semblait engourdi, puis, lentement, si pesant, si incertain, le brouillard s’étira à travers le feuillage. Lenz n’en eut cure, il poursuivit son chemin au même rythme, que celui-ci monte ou descende. De fatigue, il n’en éprouvait aucune, à l’exception des quelques instants où il regrettait de ne pouvoir marcher sur la tête. 

L’oppression le saisissait dans la poitrine, lorsque la roche s’éboulait, que la forêt frémissait sous ses pieds, que la brume enveloppait toute silhouette ou révélait des formes d’autant plus inquiétantes qu’éphémères. Il en restait tétanisé, effaré. Il cherchait alors un secours quelconque, peut-être celui d’une clé des songes, mais il n’en trouvait aucune. Toutes choses lui semblaient minuscules, rétrécies, détrempées, et il songeait à sécher la terre entière dans l’orbe chaleureuse d’un poêle. Il ne comprenait pas qu’il faille aussi longtemps pour descendre un coteau ou atteindre une destination. Cela heurtait sa conviction d’y parvenir en quelques enjambées. Toute distance échappait à la mesure de ses pas ou d’une quelconque coudée charnelle ! Parfois sa poitrine se déchirait. Lorsque la tempête chassait les nuages vers la vallée, qu’au-dessus des forêts s’élevaient des vapeurs et, au contact des rochers, des voix s’éveillaient, d’abord tel un tonnerre lointain, puis, soudain, véhémentes dans leurs modulations chromatiques, comme si elles entreprenaient d’enchanter la terre entière de leur chant sauvage, lorsque les rayons du soleil se frayaient un chemin au travers des nuages, frappaient les étendues neigeuses de leur tranchant insoutenable et répandaient leur lumière éblouissante sur les sommets et les vallées, lorsque la tempête précipitait les nuages à terre et y découpait un lac d’un bleu limpide avant de s’évanouir et, du plus profond des gorges et des cimes des sapins, faisait naître une berceuse soutenue par un carillon tandis que, du bleu d’azur profond, s’élevait une lueur pourpre et passaient des petits nuages aux ailes argentées qui laissaient les sommets dominer la contrée dans leur clarté crépusculaire, alors sa poitrine se déchirait. Lenz s’immobilisait, à bout de souffle, plié en deux, les yeux écarquillés et la bouche distendue, comme si une puissance le sommait d’attirer et apaiser, au plus profond de son être, la tempête et tout ce qu’elle embrasse. Une dilatation se produisait au-delà de son corps jusqu’aux dimensions de l’univers, jusqu’à se confondre avec lui, en un mouvement qui le jetait dans un tourment extrême. 

            L’instant d’après, un silence absolu se faisait en lui. Il se laissait choir dans la mousse et fermait à demi les yeux, et alors toutes choses se retiraient, la terre se rétractait à son contact jusqu’aux dimensions d’un point lumineux, une étoile, et rejoignait le fleuve impétueux qui mugissait sous ses pieds. 

            Il ne s’agissait pourtant que de fulgurances. Lenz ne tardait jamais à se relever, lucide, ferme et tranquille, comme par un matin clair qui dissipe les échos d’un cauchemar ou d’un théâtre d’ombres. L’égarement passé, il ne se souvenait de rien. 

            Vers le soir, il parvint aux étendues neigeuses d’un sommet à partir duquel on descend vers la plaine, à l’ouest. Il s’assit par terre. Le soir avait apporté sa paix, les nuages étaient immobiles dans l’azur. L’horizon offrait au regard, aussi loin qu’il portât, des sommets innombrables couronnés de vastes étendues neigeuses. ll régnait un silence absolu, crépusculaire. Lenz était seul, tout seul, et il en éprouvait de l’effroi. Il voulut se parler à lui-même, à voix haute, mais à peine osait-il desserrer les lèvres et reprendre son souffle. ll voulut fuir mais un tonnerre se mit à gronder sous la plante de ses pieds et il se laissa choir à nouveau. Il se retrouva dans un néant. Une terreur innommable l’étreignit jusqu’à le précipiter en une fuite éperdue. Il courut le long du coteau vers la plaine. La nuit tombée réunissait ciel et terre en une obscurité insondable et il fuyait comme poursuivi, comme si une chose terrifiante avait le projet de s’emparer de sa personne, une chose réfractaire et insupportable à toute conscience humaine, comme si la folie avait enfourché des destriers lancés à ses trousses. » (traduction rgoeller)

[19] Sis dans la vallée vosgienne de la Bruche

[20] Éloge funèbre.

[21] Lenz, traduction rgoeller

[22] Lequel possède de remarquables tableaux du colmarien Martin Schöngauer, italianisant et paisible, ainsi que le fantastique et inquiétant Rétable d’Issenheim de Mathias Grünewald.  

[23] Laquelle s’avère être écrivain et dramaturge. Je ne la remercierai jamais assez pour la conversation que nous eûmes. 

[24] « Un soir, le soleil, et pas seulement lui, fit naufrage, et il se trouva que, sortant de sa maisonnette, s’en alla le Juif, juif et fils de Juif, et avec lui son nom l’ineffable lui emboîta le pas, il s’en alla et vint, vint trottinant, avec assez de bruit pour être entendu, avec son bâton questionnant la pierre, m’entends-tu, tu m’entends, c’est moi, moi, qui veux-tu d’autre, moi et celui que tu entends, que tu crois entendre, que tu feins d’avoir entendu, moi et l’autre, tu sais, l’autre, - ainsi s’en allait-il, cela n’échappa à personne, il s’en alla un soir, le soleil et pas seulement lui avait fait naufrage, il s’en alla sous les nuages, dans l’ombre, la sienne et celle de l’étranger – car le Juif, tu le sais bien, que possède-t-il donc qui vraiment lui appartienne, qui ne soit emprunté, prêté et jamais rendu – ainsi s’en alla-t-il et vint, s’en vint quelque part sur la route, la très belle, l’incomparable, s’en alla, tel Lenz, à travers la montagne, lui à qui l’on concéda d’habiter là où était sa place, dans les parties basses, peut-être les plaines, lui le Juif qui vint et vint. » (traduction rgoeller)

[25] Où s’érige une chapelle dédiée à Bruno d’Eguisheim-Dagsbourg, plus connu sous le nom de pape Léon IX (1002-1054) lequel, avec l’appui de l’empereur, entreprit la réforme de l’Église flétrie par plusieurs décennies de simonisme. 

[26] Louis Charles Adélaïde de Chamisso de Boncourt, dit Adalbert von Chamisso (1781, Chalons-en-Champagne, 1838, Berlin). Sa famille émigre en Allemagne en 1790. Il s’engage dans l’armée prussienne et choisit de produire son œuvre littéraire en allemand sans jamais renoncer à la nationalité française. « Ma patrie : je suis français en Allemagne et allemand en France, catholique chez les protestants, protestant chez les catholiques, philosophe chez les gens religieux et cagot chez les gens sans préjugés ; homme du monde chez les savants, et pédant dans le monde, jacobin chez les aristocrates, et chez les démocrates un noble, un homme de l’Ancien Régime, etc. Je ne suis nulle part de mise, je suis partout étranger – je voudrais trop étreindre, tout m’échappe. Je suis malheureux… Puisque ce soir la place n’est pas encore prise, permettez-moi d’aller me jeter la tête la première dans la rivière… » 

[27]         Le château où jadis demeuraient les géants,

En Alsace, a nom Nideck depuis fort longtemps.

Il n'en reste que ruines, balayées par le vent.

Des géants, nulle trace, hormis un conte d'antan.

 

Écoutes en le récit : la fille des géants,

Innocente et seule, jouait devant le portail.

Poussée par l'ennui, en la vallée elle descend,

Apprendre du monde d'en-bas les petits détails…(traduction rgoeller) 

[28]  Tissu de lin, de coton ou de métis produit exclusivement en Alsace. Il est orné d’un motif de carreaux formés par le croisement de fils de couleur bleue et/ou rouge. Son nom se réfère au bleu tiré du pastel cultivé près de Cologne. Kelsch dérive de kölnisch blau.  

[29] Pâtisserie de Forêt Noire

[30] Trait d’esprit caractéristique de l’humour rhénan. Par exemple : Dieser Moment, wenn jemand „Hallo“ sagt, du dich panisch umdrehst und denkst du hast Freunde, doch die Person hinter dir nur ans Telefon gegangen ist. (Dans ton dos, tu entends :  « Hallo ! », tu te retournes, joyeux, il te reste des amis, te dis-tu. Hélas ce n’était qu’une réponse faite au téléphone.)

[31] Écrivain, éditeur et humaniste allemand né à Schletstatt (Sélestat) en 1485, mort à Strassburg (Strasbourg) en 1547. 

[32] En présence de l’empereur Karl V, dit Charles-Quint, lequel garantit à Luther un droit de parole. 

[33] Elle est conclue en 1555 et ordonne la répartition des états du Saint-Empire selon la règle : « cujus regio, ejus religio ». 

[34] Cette rivalité naquit lors de la succession des Staufen à la couronne du Saint-Empire. François I (Capétien-Valois) et Karl V (Charles-Quint, Habsbourg), étaient tous deux candidats. Ce dernier l’emporta cependant. La France était dès lors prise en tenaille par l’empire des Habsbourg, Espagne d’un côté, Saint-Empire de l’autre. Elle n’eut de cesse de desserrer cet étau par de multiples guerres et d’alliances parfois contre nature, celle des Turcs, celle du très protestant roi suédois Gustave-Adolphe... 

[35] Le roman allemand naquit dans le drame de la guerre de Trente ans, avec le Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen, dont Mère Courage, de Brecht, est l’un des avatars les plus connus. 

[36] Littéralement : Tête de lion

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Commentaires
O
Très beau texte poétique de Goeller qui évoque notamment le voyage à pied jusqu’à Fouday d’un certain Lenz depuis Emmendingen en 1778 (avec un texte de Büchner, un autre romantique).Fouday et sa belle église où Oberlin prêcha. Cela touche à notre alsacianité.<br /> <br /> Richard S
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