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site de Roland Goeller
25 octobre 2023

Le Goriot de Balzac

balzac

Le roman est écrit en 1834, à Saché. Balzac va sur ses trente-six ans, un tournant dans sa vie et dans son œuvre. Goriot inaugure la veine romanesque dite réaliste. Je lui préfère le qualificatif, naturaliste. Mais la richesse de la palette, les débordements de pinceau du peintre Balzac en font une œuvre fantastique à plus d’un titre. 

Le personnage de Vautrin par exemple, haut en couleur, ancien bagnard, cynique, intriguant, scélérat, mais capable de générosité, avait très certainement un rond de serviette à la table de Méphisto. À se demander si Balzac n’a pas lu, dévoré, le Faust de Goethe, dont la seconde version parait en 1832. Le Goriot est la matrice, le creuset, la forge de l’œuvre. On y rencontre le jeune aristocrate de province, pauvre et ambitieux, Eugène de Rastignac, que le fieffé mais non-antipathique Vautrin prend sous son aile. La baronne Delphine de Nucingen, fille de Goriot, bien dotée par son père que pourtant elle plume allègrement, sa seule ambition étant de quitter la périphérie de roture pour entrer dans les cercles de St-Germain. La comtesse Anastasie de Restaud, autre fille de Goriot, également bien dotée par lui, également sans scrupules pour plumer son père afin de couvrir les dettes de jeu de son amant. La vicomtesse Claire de Beauséant, cousine d’Eugène qu’elle présente au monde, coqueluche de St-Germain chez laquelle les filles Goriot intriguent pour être reçues au bal. On y entend les noms de Rochefide, Langeais, Montriveau et d’autres encore. Goriot est la souche sur laquelle se greffent d’autres branches, Splendeurs et misères des courtisanes, La maison Nucingen, La Duchesse de Langeais, Béatrix, Illusions perdues…Le roman avance au rythme des besoins d’argent des filles Goriot, des démarches d’Eugène pour avancer dans le beau monde et des intrigues de Vautrin pour favoriser sa fortune. Goriot est un parvenu, un homme du peuple qui a fait fortune sous la Révolution et l’Empire en tant que vermicellier, retiré dans la modeste pension Vauquer du quartier populaire St-Geneviève d’où il suit avec discrète gourmandise les progrès de ses filles. Mais il en est peu à peu éloigné car il fait tache dans leurs salons. « Ce devait être une bête solidement bâtie, capable de dépenser tout son esprit en sentiment », dit de lui Mme Vauquer, la matoise logeuse. De même s’éloigne-t-il du rez-de chaussée de la pension, d’abord le second étage puis une mansarde, à mesure qu’il se dépouille de ses rentes pour éponger les dettes de ses filles. Mme Vauquer avait un temps nourri un espoir à son encontre mais, dédaignée, « alla nécessairement plus loin en aversion qu’elle n’était allée en amitié. Sa haine ne fut pas en raison de son amour, mais de ses espérances trompées. Si le cœur humain trouve des repos en montant les hauteurs de l’affection, il s’arrête rarement sur la pente rapide des sentiments haineux. » Celui qui en parle le mieux est peut-être Vautrin : « ces gens-là chaussent une idée et n’en démordent pas. Ils n’ont soif que d’une certaine eau prise à une certaine fontaine, et souvent croupie, ils vendraient leurs femmes, leurs enfants ; ils vendraient leur âme au diable… Le père Goriot est un de ces gens-là. La comtesse l’exploite parce qu’il est discret ; et voilà le beau monde ! Le pauvre bonhomme ne pense qu’à elle. Hors de sa passion, vous le voyez, c’est une bête brute. » 

Balzac-Goriot-Eugene-Vautrin

Quant à Eugène, sa cousine la vicomtesse de Beauséant lui sert de marchepied pour approcher Delphine de Nucingen dont il s’éprend. Vautrin devine Eugène et lui propose un marché diabolique qu’il refuse mais dont les termes sonnent tout au long du roman comme un refrain. « Une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? Par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. » La vicomtesse elle non plus n’est pas tendre. « Eh bien, monsieur de Rastignac, traitez ce monde comme il le mérite. Vous voulez parvenir, je vous aiderai. Vous sonderez combien est profonde la corruption féminine, vous toiserez la largeur de la misérable vanité des hommes… Plus froidement vous calculerez, plus avant vous irez. Frappez sans pitié, vous serez craint. N’acceptez les hommes et les femmes que comme des chevaux de poste que vous laisserez crever à chaque relais. » Balzac a alors trente-six ans, il a déjà fait ses pas dans le monde, s’est ramassé des gamelles, a beaucoup appris de ses échecs. Il est devenu à la fois Rastignac qu’il fera réussir et Vautrin dans la bouche duquel il met tout le cynisme qu’il n’aura pas lui-même. Dans Goriot, Balzac devient à la fois Jekyll et Hyde et dès lors ne va cesser de déplier les multiples scènes de la Comédie Humaine.

Balzac-Goriot par Daumier

Deux réflexions viennent à l’esprit. D’une part l’omniprésence de l’argent dont les francs et louis sonnent à la fin de chaque scène. Les héros sont ruinés, toujours à la recherche d’expédients pour financer le train de vie correspondant à la condition qu’ils croient être la leur ou à laquelle ils aspirent. Ils ne parlent que de rentes, de traites et de dettes. Souvent il leur manque les trois sous pour payer le cocher qui les ramène chez eux. Les charrues sont largement mises avant les bœufs. L’ascension sociale n’est pas, plus, ou pas encore, affaire de mérite mais d’intrigue, de cooptation, de poudre aux yeux. Les quelques personnages qui en revanche restent à leur place sont présentées par Balzac comme de peu d’intérêt, des gagnepetits selon les termes qu’il prête à Vautrin. Le Paris des années 1830 était-il ainsi ou Balzac le voyait-il ainsi ? Il faut attendre quelques décennies encore pour que Hugo et Zola s’intéressent au peuple lequel sera alors vu sous le prisme de la lutte des classesA contrario, ce peuple échappera à sa condition chez Huysmans ou d’autres écrivains catholiques qui chercheront à voir dans la pauvreté non pas la misère mais la dignité de l’épreuve. Très jeune, Balzac a fait état de ses choix légitimistes. Fait-il un lien entre la corruption, les expédients auxquels conduisent les ambitions débridées, et l’éclipse de l’aristocratie qui pourtant reste un phare ? À preuve, la vicomtesse de Beauséant qui est le seul repère aristocratique auprès de qui tous les parvenus cherchent une légitimité. Le monde issu de quatre décennies de Révolution, Empire et Restauration semble avoir perdu sa colonne vertébrale et c’est là la seconde réflexion. Point de cela en revanche chez Jane Austen au début du siècle. La Liza Bennett de Pride and prejudice aime Darcy et en est aimée mais ne consent à cet amour qu’après avoir trouvé comment s’accommoder des obstacles liés aux différences de leurs conditions. La colonne vertébrale est là, elle subsistera sans doute plus longtemps outre-Manche. De ce côté-ci, cependant, une boîte de Pandore semble ouverte et beaucoup de gens se donnent des airs qu’ils ne peuvent soutenir. Syndrome d’égalité ? D’une certaine façon Balzac donne raison à Vautrin, l’un des personnages récurrents de la Comédie Humaine. Balzac est grand d’avoir saisi et dépeint ce trait de son siècle, peut-être la lutte des classes ne s’est-elle répandue que par renoncement à retrouver ce qui a été perdu en 1793. 

Si les personnages cèdent à d’aussi longues tirades, c’est que leurs attitudes et démarches ne tombent pas sous le sens. Ils prennent la parole plus souvent qu’à leur tour et, la prenant, la gardent, la savourent, la développent, la déversent. L’intrigue, parfois, semble réduite à une trame de scènes où chaque personnage, tour à tour, vient déclamer son propos, mais Balzac songe à reprendre la main pour dire ce qu’il a envie de dire de son siècle et que le personnage n’était pas légitime à dire lui-même. « Pendant sa première année de séjour à Paris, le peu de travail que veulent les premiers grades à prendre dans la Faculté l’avait laissé libre de goûter les délices visibles du Paris matériel. Un étudiant n’a pas trop de temps s’il veut connaitre le répertoire de chaque théâtre, étudier les issues du labyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue et s’habituer aux plaisirs particuliers de la capitale… Un étudiant se passionne alors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. », dit-il à propos d’Eugène. Quelques décennies plus tard, Dostoïevski lira Balzac et poussera jusqu’à la profusion la faconde de ses personnages, cf. la longue plaidoirie de Mitia Karamazov le jour de son arrestation ! Balzac mettra dans la bouche du Goriot agonisant une longue et déchirante plainte, dont un mourant ne saurait pas dire trois lignes, mais dans laquelle sont convoquées toutes les vanités humaines.  

Et sublime, et dantesque, est cette dernière scène où Rastignac, qui avait pris le bonhomme en amitié, est presque seul à suivre le corbillard dont il acquitte lui-même le débours, tandis que suivent deux calèches vides aux armoiries de ses filles, absentes au chevet de leur père. Le dilemme de Rastignac est grandiose, partagé entre son amour pour une femme absente aux funérailles de son père et l’horreur que lui inspire ce monde. « À nous deux, Paris ! », sont ses derniers mots. Eugène se rend alors chez la baronne de Nucingen dans un état d’esprit dual dont on ne sait quel côté l’emportera.

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