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site de Roland Goeller
10 avril 2024

Faits divers

Tout fait divers contient un ressort dramatique dont un écrivain peut s’emparer, pour peu qu’il se documente et procède aux investigations nécessaires. Le meurtre de Grégory, la disparition du petit Émile, les affaires Dupont de Ligonnès, Fourniret, Romand on encore celle des disparus de l’Yonne ont de quoi fournir matière à polar et tenir en haleine un lectorat avide de chroniques judiciaires, surtout lorsqu’il reste un point non résolu ou lorsque le profil du criminel est a priori au-dessus de tout soupçon. Nous assistons cependant à une recrudescence de faits divers d’une autre trempe, une sorte d’emballement qui nous interroge. Agressions, viols, meurtres de jeunes filles et de femmes, expéditions punitives, tabassages mortels, rodéos urbains, refus d’obtempérer, émeutes, etc. Ils surprennent non par leur mystère mais par leur répétition voire leur banalité. L’événement n’en est pas moins dramatique mais son compte-rendu est sans obscurité, quand bien même se multiplient des déclarations de prudence des responsables politiques selon lesquels il convient « d’attendre les résultats de l’enquête en cours. » La répétition interroge. Journalistes, chroniqueurs, sociologues et élus avancent des explications teintées de parti-pris voire d’idéologie. Les polémiques naissent, enflent, obscurcissent plutôt que d’éclairer. Où est le bon grain, où l’ivraie ? En 2023, une cinquantaine de viols auraient pu être évités si les OQTF de leurs auteurs avaient été exécutées. Les journaux la plupart du temps leur ont consacré quelques articles, tant leur banalité fournissait peu de sensationnel. Mais s’agit-il encore de faits divers ? On peut formuler la question autrement : à partir de combien d’occurrences les faits divers qui se ressemblent témoignent de tendances, d’inflexions, de mouvements de fond qu’il convient de questionner ? Et ce questionnement relève-t-il des seuls journalistes, chroniqueurs, sociologues, élus et experts autorisés ? Existe-t-il une version officielle, comme du temps de la Loubianka, ou le débat est-il possible ? Dans L’affaire Harry Québert, Joël Dicker met en scène un fait divers crapuleux qui tient le lecteur en haleine par l’habilité de l’assassin d’avoir orienté les soupçons vers un faux-coupable idéal. Le suspense nous met entre les mains un bon polar qui cependant ne nous éclaire en rien sur les mouvements de fond — nous ne dirions pas la même chose des Revenants de Laura Kasischke. Aussi est-il peut-être temps que d’autres Joël Dicker se penchent sur des faits divers sans ressort sensationnel autre que leur banale répétition et interrogent — à la manière dont ont pu le faire un siècle plus tôt un Robert Musil, un Herman Broch ou encore, plus près de nous, un Milan Kundera — le glissement du monde occidental, de la fin des Trente Glorieuses, d’un état de prospérité vers un état de grand désarroi et de violence. Un dessin vaut mieux que de longues explications et l’histoire de personnages emblématiques vaut mieux que mille thèses. Houellebecq a de ce point de vue ouvert une voie. Il faut en ouvrir d’autres, persévérer. Lorsque se reproduisent des faits divers de même teneur et que la seule réponse publique consiste à inviter à s’habituer à un climat de violence endémique, il est urgent de retrousser les manches et de tremper la plume dans l’encrier. Est-il question d’excès de capitalisme, de lutte des classes, de revanche postcoloniale, de choc de civilisations, de patriarcat insupportable, d’impérialisme russe, etc. ? Il est grand temps que la littérature s’empare de ce glissement à l’œuvre depuis presque un demi-siècle et propose un récit alternatif à celui de la fatalité de faits divers qu’il est devenu incorrect d’énumérer. Mais il est vrai que grande est la tentation de détourner le regard et se donner bonne conscience en remuant les cendres inertes de l’histoire.

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