Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
site de Roland Goeller
1 septembre 2018

L'Ami Fritz, chronique alsacienne

 

 

20180815_142243

Il est vingt et une heures et l'obscurité gagne par l'est, la Forêt Noire porte bien son nom. A l'ouest, le ciel blanchit au-dessus du Piémont vosgien, le soleil a franchi la barrière des collines mais ses rayons se courbent et lancent sur la plaine leur lueur d'acier. Un croissant de lune émerge sur la pointe des pieds, à nouveau jaune. Mars s'éloigne, rassasié de rouge. Le mois d'août bascule dans sa deuxième moitié, celle, paisible, où les jours raccourcissent, l'automne n'est pas loin. L'Assomption met un terme au travail souterrain, à l'activité, voire l'agitation, le bouillonnement ou la fureur. Les choses sont accomplies, quoique encore cachées. Fruits et récoltes viendront en temps et heure, prunes et mirabelles, pommes et poires, maïs et raisin, châtaignes et noix, etc. A la Toussaint, les premiers froids adresseront leur coup de semonce, il sera temps de calfeutrer hommes et bêtes, ceux du moins qui ne sont pas soustraits aux saisons dans leurs univers artificiels. L'Assomption est la dernière fête du cycle chrétien, lequel commence début décembre, à l'Avent. Les fêtes chrétiennes jalonnent la partie de l'année où les forces telluriques oeuvrent, pétrissent et fomentent, Annonciation, Noël, Pâques, Pentecôte, Ascension et, en clotûre, Assomption, Mariahimmelfahrt. En dehors du cycle, seules les eaux lancent sur la terre leurs marées furieuses, mais les eaux agissent toujours avec retardement. Elles aussi adressent leurs coups de semonce, avec plus de force d'année en année. Peut-être leur fureur vient-elle d'être prises aussi peu au sérieux et peut-être l'engeance humaine a-t-elle pris un risque en se dispensant du calendrier chrétien avec autant de désinvolture.
Quinze août, jour de l'Assomption, Mariahimmelfahrt, quelques heures plus tôt et pour la quarante-sixième fois, le notable Fritz Kobus épouse la jeune Lisel en la bourgade de Marlenheim. Les noces donnent lieu à une fête qui rassemble badauds et commerçants, artisans et forains, touristes et bénévoles. Les associations de pêche, de chasse et de sports tiennent des barnums où sont servies les spécialités locales, coquelets et wadele, saucisses et Bardwurst, Flamenkuchen et choucroute. Bière et vin blanc coulent à flot. Marlenheim est la première étape, septentrionnalle, de la route du Vin qui court le long de la Plaine d'Alsace et il convient de féliciter, cum laude, cette petite ville du Kochersberg pour l'organisation de cette journée festive.
Fritz Kobus est un mythe issu des plumes conjointes des auteurs Erckman et Chatrian, lorrains de Lorraine française et francophones. L'Ami Fritz parait en 1864. Erckman et Chatrian perçoivent les forces profondes à l'oeuvre dans ce qu'il reste du Saint Empire romain germanique, héritage de Charlemagne et de Charles-Quint dépecé par Richelieu, Louis XIV, les Ottomans ou encore Napoléon. L'Allemagne, morcellée, rêve d'unité. La Bavière des Wittelsbach (Louis II, Elisabeth dite Sissi), alliée de l'Autriche des Habsbourg, rêve de la réaliser aux dépens de la Prusse des Hohenzollern. Une guerre éclate. A Sadowa, en 1866, la Prusse s'impose face à l'Empire des Habsbourg. L'unité allemande invoquée par Schelling et Fichte se réalise enfin, mais c'est la Prusse qui donne le ton, conduite par un Bismarck visionnaire. Les ferments de la guerre franco-allemande de 1870 sont réunis, il suffira de quelques provocations, la dépêche d'Ems... et déjà Napoléon III s'enferme dans son arrogance et dans la poche de Sedan. De cela, l'Ami Fritz porte la prémonition. Fritz Kobus est un notable d'ascendance bavaroise qui milite pour l'unité allemande non prussienne et qui, en dépit de son célibat proverbial, succombe aux yeux ensorceleurs de Lisel.
A Marlenheim cependant, en ce quinze août traditionnel qui clôt le cycle chrétien, il n'est question que de fête champêtre et de folklore. Les costumes d'époque sortent de la naphtaline, pantalons noirs, gilets rouges et chapeaux à large bord pour les hommes, jupes sombres, tabliers à motifs, dentelles et coiffes pour les femmes. La fête a été dépouillée de son contexte nationaliste : depuis Erckman et Chatrian, la plaine d'Alsace a changé cinq fois de mains, allemande depuis les origines et jusqu'en 1648, française jusqu'en 1871, allemande jusqu'en 1919, française jusqu'en 1940, allemande jusqu'en 1944, française depuis. L'intérêt et les sympathies suscités par l'unité allemande ont été flétris. Il s'agit dès lors pour l'âme alsacienne, recouverte de cendres et d'opprobre, celle de l'Anschluss de Quarante, subi, celle des heures les plus sombres, de chanter sa mémoire avec des personnages qui ne déplaisent pas à Paris. Tout ce qui rappelle la Prusse et, par extension, l'Allemagne, est personna non grata. Pendant la période de la troisième république, l'inspecteur Lavisse a enseigné à plusieurs générations d'écoliers que les « Alsaciens sont français de coeur ». Le notable Kobus campait dès lors un archétype consensuel, conçu en période française, par des auteurs francophones et francophiles qui se sont dépêchés de souffler sur les braises revanchardes. Il suffisait de le dépouiller de ses oripeaux bavarois, l'âme alsacienne y retrouve quelques petits. A défaut d'histoire et de passé, on lui concède un folklore. Elle se venge avec la bière et les Witz où les vertus cardinales françaises chevauchent tous les coqs imaginables.
Il n'en reste pas moins vrai que le sympathique et bon vivant Kobus fait recette, à en juger la fréquentation en ce quinze août de Mariahimmelfahrt. Les Alsaciens voient en lui un personnage oecuménique qui transcende les clivages et les lignes de fracture. Un animateur lui aussi en costume d'époque rythme les activités. Il s'exprime en langue française truffée d'expressions dialectales et ne manque pas de brocarder le nouvel ensemble territorial où l'ancienne région Alsace est absorbée. « Allons, un aperçu de ce qu'est l'alsacien, propose-t-il au public goguenard. Comment dit-on en alsacien : je vous prie de m'excuser de vous avoir bousculé ? Les Alsaciens ne soufflent pas, recommande-t-il, complice. Eh bien, on dit : HOPLA, on dit : HOPLA ! Et comment dit-on : je vous prie de répéter, je n'ai pas entendu. Allons, on ne souffle pas. Eh bien, on dit : HEIN ! » L'homme insiste sur la consonne intiale, comme dans houpelande. Des petits rires jaillissent. Hopla ! Hein !
Est-ce à cela que se résume l'alsacien, me dis-je. L'Etat jacobin a beau jeu de traiter par le mépris les velléités alsaciennes. Et cette farce grotesque d'un Kobus qui épouse une jeune fille, à l'instar de l'Arnolphe de l'Ecole des femmes, produite de surcroît en langue française alors même que la Plaine, au XIXème siècle, était restée fidèle au parler allemand ! (Cette volonté perpétuelle de refouler le passé allemand qui est d'une incommensurable richesse). Comme s'il n'y avait pas d'autres mythes caractéristiques de l'Alsace, m'exclamé-je à voix haute. Je suis entendu, un voisin tourne vers moi son regard perplexe. Je le prends à témoin : Sébatian Brand et son Narrenschiff, Goethe, ou encore Büchner ! L'homme ne connait ni Brand ni Büchner. Ce dernier s'exila en Alsace pour échapper à la maréchaussée de Hessen, et, après avoir rencontré le pasteur Oberlin à Waldbach, non loin de Marlenheim, écrivit d'une traite la nouvelle, Lenz, inachevée, emblématique, fondatrice du romantisme et de l'expressionisme allemands ! Et Chamisso, l'auteur du « Burg Nideck liegt im Elsass... » ? Mon interlocuteur est alsacien, c'est-à-dire qu'il comprend l'alsacien et rit aux mimiques de Kobus. Il est venu à Màrle, le nom alsasophone que les municipalités, soucieuses d'orthodoxie républicaine, se croient tenues d'apposer à l'entrée de la bourgade, comme si Marlenheim ne suffisait pas, Marlenheim de consonnance trop allemande. Il est venu à Màrle, cautionnant, malgré lui, cette propension de l'Etat jacobin à différencier l'alsacien de l'allemand, dont il est pourtant une variété locale, et d'en faire une langue régionale parmi d'autres, alsacien, breton, occitan... L'homme a le bénéfice des circonstances atténuantes : en sage « Français de coeur », il est passé à côté de Goethe, Schelling, Hölderlin, Chamisso ou Büchner, et, plus près de nous, Stadler, Schickelé. Il s'est nourrit d'Amélie Nothomb, Le Clézio, Duras ou d'Erckmann-Chatrian, desquels il ne retient que la fête bucolique. Il défend son Alsace dont pourtant il pense : « Dans vingt ans, il ne restera rien de tout cela, tout sera perdu ! Keine zwanzig Jahre mehr ! » Puis il se dirige vers une buvette en se disant, que me voulait ce fou ?

Publicité
Publicité
Commentaires
site de Roland Goeller
Publicité
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 232 496
Archives
Publicité