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site de Roland Goeller
23 août 2022

Salman Rushdie ou le roman assassiné

salman rushdie

Je n’ai pas lu les Versets, quoique ma curiosité soit désormais piquée au vif. Que contiennent-ils de si offensant et de blasphématoire pour qu’un dignitaire iranien, il y a trente-trois ans, proclame une fatwa à l’encontre de son auteur et – last but not least, car il n’est pas le premier - qu’un jeune homme de vingt-quatre ans, qui alors n’était pas de ce monde, s’arme d’un couteau pour, le vendredi 12 aout 2022, poignarder - en le laissant entre la vie et la mort - une vingtaine de fois le condamné Rushdie au cours d’une conférence donnée par ce dernier à New-York ? Je suis d’autant plus ébranlé par cet événement que, auteur moi aussi, quoique d’une renommée bien moindre, je ne peux comprendre – admettre ? – qu’au XXIe siècle un auteur ait à répondre de ses écrits sur sa vie. Ma sympathie et mes pensées vont à Rushdie comme celles d’un néophyte vers un évêque martyr des premiers siècles. Les messages de sympathie et d’indignation du reste abondent. On se rassure, cette tentative s’assassinat est scandaleuse ! Mais entend-on ce qui se dit ailleurs, de l’autre côté ? « Satan a perdu un œil ! », se félicite un quotidien conservateur iranien. Il n’est pas le seul. Les décibels de nos indignations ne couvrent pas -plus- les cris de joie, ailleurs. L’auteur de la tentative d’assassinat a-t-il lu trois lignes des Versets, du Coran ? Pas même, semble-t-il. Il lui suffit qu’une fatwa ait été prononcée. Il est dès lors de son devoir de croyant de l’exécuter, à l’instar ni plus ni moins de celui des catholiques qui sacrifient aux sacrements ! 

Que se passe-t-il et que s’est-il passé en notre monde qui se prétend à la pointe du progrès pour qu’un événement de cette nature ait lieu, nous demandons-nous ? Les Lumières auraient-elles failli ? En dépit des innombrables messagers qui ont répandu leur rayonnement urbi et orbi, les Lumières ont failli ! Elles ont failli non seulement en raison de la déliquescence des éducations nationales occidentales. Elles ont failli pour quelques raisons plus profondes, consubstantielles, et l’attentat dont Rushdie est victime se situe sur une ligne de fracture assez vaste pour empêcher le regard d’en embrasser la totalité. Les rédactions occidentales ont beau s’indigner. « Rien ne justifie une fatwa ! », déclare-t-on à Charlie-Hebdo et je prends volontiers acte du fait que, pour qui a lu attentivement les Versets, il n’y a pas matière à offense. Nombre de lettrés autorisés ont fait part de leur incompréhension. Cette lecture cependant est occidentale, imprégnée de l’esprit des Lumières et c’est peut-être là où le bât blesse car quiconque se réclame des Lumières se prétend aussi dans l’universalité. L’attentat contre Rushdie nous rappelle hélas que les Lumières, n’en déplaise, ne portent pas urbi et orbi. Les Lumières sont en quelque sorte l’apothéose d’un XVIIIe siècle persuadé de sa permanence et de l’existence d’un socle de pensée qui pût s’imposer à tout un chacun. Les Lumières n’en ont pas pour autant anticipé le cataclysme thermidorien et en ce XXIe siècle bien entamé, les Lumières se heurtent aux impérialismes russe, vs, chinois, vs islamiste. L’obscurité règne-t-elle pour autant là où elles ne portent pas et une telle pensée ne relève-t-elle pas de l’hybris ?

Peut-être Rushdie a-t-il été poignardé autant par un homme qui se réclame de la fatwa que par les conséquences de la certitude de l’universalité des Lumières. Lorsqu’un grand nombre d’hommes portent une même pensée, celle-ci est à prendre en considération non pas en raison de sa conformité avec l’esprit de raison mais en raison du nombre d’hommes qui la portent. Est-il possible de dire que ce grand nombre se trouve objectivement dans l’erreur et qu’est-ce que l’objectivité ? Il y a des voix qui s’élèvent en ces lieux où les Lumières ne parviennent pas, objecte-t-on - et cela sans doute est vrai -, mais ces voix ne clament pas avec assez de force pour ébranler l’inertie du grand nombre. Cela ouvre un abîme dans notre représentation occidentale du monde ! L’universel ne serait-il pas universel ? Y aurait-il une aporie dans sa définition ? « Vérité en deçà, mensonge au-delà », disait Blaise Pascal qui se situait en deçà ! A contrario, pour qui se situe au-delà, la formule s’inverse. Mais la nature a bien fait les choses, elle a dressé, entre les uns et les autres, les Pyrénées pour ralentir les échanges et les placer sous critères de recevabilité. Fallait-il dès lors les contourner comme s’il n’existait pas de contrées et que toutes étaient interchangeables ? Il reste que je me situe moi aussi en deçà et, à ce titre, ne considérerai jamais le blasphème comme passible du jugement de Dieu, mais je n’en dois pas moins prendre acte du fait qu’en d’autres contrées, des hommes qui ne sont ni meilleurs ni pires considèrent le blasphème comme offensant et se disent près à exécuter une fatwa au même titre que la chrétienté se soumet aux bulles papales.  

La relativité des Lumières ne doit cependant pas conduire au renoncement. Si les Lumières ont péché par excès d’orgueil ou de prétention à l’universalité, elles n’en sont pas moins l’une des lettres de noblesse de l’Occident dont nous autres, Occidentaux, avons quelques raisons d’être fiers. Et pourtant ! Si la fatwa de 1989 s’appuie sur des considérations que nous ne comprenons pas - logiques cependant dans la perspective iranienne – il est tout aussi incompréhensible qu’un nombre croissant d’Occidentaux adoptent un parti de tiédeur, d’indifférence voire de complaisance, comme si les malheurs de Rushdie ne les concernaient pas. Je note aussi que nombre d’auteurs se contentent d’une protocolaire solidarité confraternelle lorsqu’ils ne regardent pas simplement ailleurs, alors même que le feu est aux portes de la Cité et de la république des lettres ! Toujours cette propension parisienne aux marches silencieuses et illuminations de Tour Eifel ! « Avec 𝐿𝑒𝑠 𝑉𝑒𝑟𝑠𝑒𝑡𝑠 𝑠𝑎𝑡𝑎𝑛𝑖𝑞𝑢𝑒𝑠s’exclame Milan Kundera dans les Testaments trahis, c’est donc l’art du roman en tant que tel qui est incriminé. C’est pourquoi, de toute cette triste histoire, le plus triste est non pas le verdict de Khomeiny … mais l’incapacité de l’Europe à défendre et à expliquer … l’art le plus européen qu’est l’art du roman, autrement dit, à expliquer et à défendre sa propre culture. Les fils du roman ont lâché l’art qui les a formés. L’Europe, la société du roman, s’est abandonnée elle-même. Je ne m’étonne pas que des théologiens sorbonnards, la police idéologique de ce XVIe siècle qui a allumé tant de bûchers, aient fait la vie dure à Rabelais, l’obligeant à fuir et à se cacher. Ce qui me semble beaucoup plus étonnant et digne d’admiration, c’est la protection que lui ont procurée des hommes puissants de son temps, le cardinal du Bellay par exemple, le cardinal Odet, et surtout François Ier, roi de France. Ont-ils voulu défendre des principes ? la liberté d’expression ? les droits de l’homme ? Le motif de leur attitude était meilleur ; ils aimaient la littérature et les arts. Je ne vois aucun cardinal du Bellay, aucun François ler dans l’Europe d’aujourd’hui. Mais l’Europe est-elle encore l’Europe ? C’est-à-dire la société du roman ? Autrement dit : se trouve-t-elle encore à l’époque des Temps modernes ? N’est-elle pas déjà en train d’entrer dans une autre époque qui n’a pas encore de nom et pour laquelle ses arts n’ont plus beaucoup d’importance ? Pourquoi, en ce cas, s’étonner qu’elle ne se soit pas émue outre mesure quand, pour la première fois dans son histoire, l’art du roman, 𝑠𝑜𝑛 art par excellence, fut condamné mort ? En cette époque nouvelle, d’après les Temps modernes, le roman ne vit-il pas, depuis un certain temps déjà, une vie de condamné ? »

François Ier avait le souci de son royaume et ne tolérait pas de porosité à ses frontières. Il s’en donnait les moyens armés. Cependant, dans un monde ouvert où nulle universalité ne s’impose, les oasis de tolérance sont difficiles à préserver.

 

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