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site de Roland Goeller
28 avril 2023

Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine...

Gambetta_by_Etienne_Carjat

« Revenons au 4 septembre 1870… Dans l’histoire officielle…, la IIIe République a été proclamée sur le balcon de l’hôtel de ville de Paris par Léon Gambetta. Le nouveau régime met fin à la guerre avec l’Allemagne après une tentative désespérée de poursuivre le combat, concédant par nécessité l’Alsace-Lorraine, aussitôt érigée en cause nationale. », écrit l’historien Pierre Vermeren dans son ouvrage, On a cassé la République. « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine… »

Je me souviens de mes cours d’histoire au lycée de Molsheim. J’étais en première. Le

bismarck

professeur, un homme lettré, avait l’allure d’un hussard noir[1]. Il faisait le récit de l’ignominieuse dépêche d’Ems, de la défaite de Sedan le 1 septembre 1870, de l’héroïsme et de la reddition de l’empereur, de la tentative vouée à l’échec de Gambetta, du cruel dilemme imposé par Bismarck sommant la jeune République de choisir entre la cession du territoire de Belfort et un défilé sur les Champzé, du colossal tribut de guerre, etc. Il le faisait avec la dignité de Vercingétorix marchant au supplice.

 

Nous étions de jeunes Alsaciens nés dans le cours des années soixante. Nombre de nos parents avaient connu les Hitlerjugend, les Pfimfen[2]. Ils ne s’en glorifiaient pas mais on ne leur avait pas demandé leur avis. Entre 14 et 18, nombre de nos grands-pères, la grande majorité sans doute, avaient porté l’uniforme feldgrau des soldats du Kaiser. Ils étaient nés à la fin du siècle précédent, allemands, en une terre dont notre hussard noir nous expliquait qu’elle avait été scandaleusement annexée[3] par le second Empire allemand, celui du retors Bismarck.

 

Alsace-lorraine

Ils ne parlaient pas un mot de français et, sans se réjouir, ils répondirent loyalement à l’ordre de mobilisation. L’idée de « concession de l’Alsace-Lorraine » leur était une contre-vérité, une invention des Franzosen[4]. Et nous-autres, enfants d’un pays à nouveau libéré en 1945[5], écoutions le récit national que la République chargeait ses hussards de nous inculquer. Nous l’écoutâmes et le fîmes nôtre. Nous n’en perdîmes pas pour autant notre mémoire ancestrale, celle qui nous rappelait avec force que nous étions de ce côté-ci de la ligne bleue des Vosges[6], qu’il y avait autant de réalité dans le cousinage du Schwartzwald[7] que dans celui de la Champagne, que les deux romantismes allemands avaient baigné dans les fonds baptismaux alsaciens, que nous étions les héritiers de Schiller et Goethe autant que de Hugo et Jaurès, que notre langue véhiculait un héritage qu’il nous appartenait de préserver, etc.

Aussi vécûmes-nous avec nos deux cultures dont nous n’avons, depuis, cessé de chercher à réaliser la difficile synthèse, résistant autant à l’oubli qu’aux sirènes parisiennes, et sommes confrontés à ce paradoxe de deux récits nationaux antagonistes d’un même événement fondateur. Citoyens, loyaux, de la République française, nous avons fait nôtre le récit de l’annexion inique de l’Alsace-Lorraine de 1871 et de son juste retour en 1919. Alsaciens, héritiers de nos aïeux et fidèles à leurs mannes, nous n’en considérons pas moins relever, non pas de l’Allemagne ou d’une quelconque de ses structures, mais de l’esprit allemand, ou plutôt de l’esprit rhénan de ce Dreieckland[8] qui s’étend du Palatinat au Sundgau en englobant une partie des vallées vosgiennes et le Pays de Bade.

dreieckland

Au XVIe siècle, François Ie et Henri II figurent parmi les rois emblématiques des ancêtres de la République, mais nos destinées étaient entre les mains des empereurs Maximilien et Charles V de Habsbourg. Deux siècles plus tôt, la France capétienne s’enfonçait dans la guerre de Cent ans tandis que le Saint Empire instituait en Alsace la prospère fédération de commerce du Zehnstädtebund[9].

Ce paradoxe de deux cultures parfois en conflit, ce paradoxe de deux récits nationaux contradictoires, nous ne prétendons pas le solder aujourd’hui. Ce serait vanité ! Nous souhaitons cependant rappeler son existence et le réécrire en des termes nouveaux, car la République née 1870 reste consubstantiellement imprégnée de ses fondamentaux parmi lesquels figure l’annexion inique de l’Alsace-Lorraine, l’Alsace-Moselle pour être précis.

De l’eau a coulé dans la Seine et le Rhin, objectent les uns et les autres, mais les totems restent. Celui-ci a des implications néfastes à notre mémoire collective. Prétendre que Alsace et Lorraine font consubstantiellement partie de la République implique que l’événement fondateur remonte au mieux au traité de Westphalie et que le millénaire impérial qui précède passe par pertes et profits. Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine !  

Sans doute n’appartiennent-elles ni aux uns ni aux autres. Et quand, aux commémorations du 11 novembre, les fanfares républicaines entonnent le refrain, Vous n’aurez pas, lala, lala, lalaa, la,nous nous disons, ils exagèrent ! Depuis le temps qu’on leur explique, ils n’ont toujours pas compris ! Car les fanfares, c’est une chose, mais la petite musique nationale, c’en est une autre. La République revancharde de Gambetta nous a spolié d’un millénaire de mémoire, nous aimerions qu’elle nous le restitue. N’est-elle pas porteuse d’un message d’universelle liberté ? N’est-elle pas, d’autre part, porteuse d’une forme d’hybris dont elle n’a pas conscience ?

Elle colporte le récit d’une Allemagne belliqueuse, menaçante, dont il faut absolument se préserver. Elle oublie, un peu trop vite, que c’est l’empire napoléonien issu de la première république de 1792 qui, à la suite de la cuisante défaite d’Iéna[10]en 1806, a donné naissance à l’Allemagne. Elle se souvient du siège de Paris par les Prussiens en 1871 mais oublie les saccages commis par les grognards napoléoniens en Allemagne, oublie les recrues issues de la Confédération du Rhin sacrifiées dans la calamiteuse campagne de Russie, oublie le génocide commis par Turenne pendant la guerre de Trente ans. Elle n’a eu de cesse de se venger du traité de Francfort de 1871 mais oublie le Diktat que fut pour l’Europe centrale le traité de Westphalie. 

Il nous appartient, à nous autres qui portons les deux mémoires, de faire la part des choses. Pour quelles raisons Alsace et Moselle seraient-elles les otages des prétentions allemandes et françaises, toujours actuelles, à contrôler l’Europe ? Vous n’aurez pas…

 



[1] Sobriquet, affectueux, donné aux instituteurs de la IIIe, appelés à remplacer les soutanes catholiques mais conservant leur allure parfois austère.

[2] Jeunesses hitlériennes et leur équivalent féminin. 

[3] Rappelons que l’association Unsri G’schicht, non sans arguments, a tenu en 2019 un colloque intitulé : « 1871, annexion ou libération ? »

[4] « Les Français ! » Sobriquet invoqué chaque fois que l’état jacobin se commet en indélicatesse, la dernière étant celle de la création de la Région Grand-Est.

[5] Libéré… de l’occupation nazie

[6] Ligne associée, dans l’imaginaire de la République, à la frontière inique qu’il y avait lieu de dépasser et repousser jusqu’au Rhin lequel, depuis Richelieu et le traité de Westphalie, est considéré par les élites françaises comme la frontière naturelle de la France. 

[7] Forêt Noire

[8] Dreickeland ou « Pays triangulaire », embryon d’une grande région transrhénane. 

[9] Décapole, association constituée de dix villes impériales (bénéficiant de l’immédiateté impériale ou Reichsunmittelbarkeit, privilège féodal accordé par l’empereur à certaines villes, abbayes, principautés…) alsaciennes, fondée en 1354 et dissoute au traité de Westphalie, en 1648.

[10] Écrasante victoire napoléonienne. Les historiens situent la naissance du nationalisme allemand aux lendemains de la bataille. Clausewitz y participe. Dès 1807, Fichte tient à Berlin des conférences, prémices de son Discours à la nation allemande

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