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site de Roland Goeller
4 septembre 2019

Javier MARIAS, Demain dans la bataille pense à moi, note de lecture

marias manana

Le narrateur, divorcé, dîne avec une femme, mariée, qu’il vient de rencontrer. Le mari est en voyage d’affaires et le dîner a lieu à l’appartement où vit la femme, en présence de son petit garçon, lequel retarde l’heure de son coucher dans le dessein, intuitif, de protéger sa mère du danger que représente le narrateur. L’intimité peut enfin avoir lieu, mais la femme, Martha Tellez, éprouve un soudain malaise. Le narrateur s’enquiert d’elle, prend patience, met la télévision en coupant le son, mais le malaise empire et la femme meurt entre ses bras. Le narrateur ne sait quel parti prendre, prévenir, mais qui, s’enfuir sans demander son reste, en laissant le petit garçon endormi dans l’appartement où git le cadavre de sa mère.  

            Le roman commence par un motif qui pourrait être celui d’un vaudeville mais tout l’art de Javier Marias consiste à ouvrir les perspectives insoupçonnées qui se cachent dans les plis de l’histoire et à en explorer les arcanes. Car le narrateur, qui n’a pas même eu le temps de devenir l’amant de Martha, n’en est pas moins chargé de la responsabilité et des conséquences (incommensurables) du minuscule fragment de vie qu’il a partagé avec elle. 

            A-t-il eu raison de laisser le petit garçon seul ? Quel parti le mari de Martha aurait-il pu prendre s’il avait disposé de l’information de son décès en temps réel et non a posteriori ? Aurait-il pu éviter que le père de Martha accuse son gendre de coupable négligence envers sa fille ? Mu par une forme de culpabilité qui ne dit pas son nom, le narrateur prend contact avec les membres de la famille de la défunte et leur livre, à chacun la sienne, les pièces du puzzle qui leur manquent. Il a tenu à une omission que le destin d’une famille ne prenne un cap différent, même si Luisa, la sœur de la défunte ne blâme nullement le narrateur. 

            

« Celui qui raconte sait en général bien s’expliquer, pensai-je, raconter c’est comme convaincre ou se faire comprendre ou faire voir, ainsi tout peut-être compris, même ce qu’il y a de plus infâme, tout peut-être pardonné s’il y a quelque chose à pardonner, on peut passer l’éponge sur n’importe quoi ou l’assimiler et même compatir à tout, telle chose est arrivée et il faut vivre avec une fois que nous savons qu’elle a eu lieu, lui chercher un endroit dans notre mémoire d’où elle ne puisse pour autant nous empêcher de continuer à vivre ». Je pensai également : « on peur trouver grâce si l’on raconte. »(page 437, collection folio)

            Le narrateur gagne sa vie en prêtant sa plume à des personnalités et des hommes politiques qui se contenteront de lire des discours auxquels ils ne croient pas forcément mais qui fournissent un récit auquel se raccrocher, même si celui-ci escamote plus qu’il ne dévoile. Peut-être le travail du romancier est-il, en contrepoint, de ne rien cacher et de construire un récit qui harmonise à la fois le réel, le possible et le probable afin de soulager les consciences d’un poids qui ne pèse que par l’ignorance ou la cécité. Il y a un destin (une providence ? un fatum ?) qui chemine dans les plis du réel et, parfois, nous donne le sentiment d’une culpabilité alors même que nous nous sommes contentés de verser la goutte qui fait déborder le vase. 

« Le mimétisme est facile, on peut se convaincre de tout, on peut avoir toujours raison et toute chose peut se raconter si elle est accompagnée de son exaltation ou de sa justification ou de son explication ou de sa simple présentation, raconter est une forme de générosité, tout peut arriver et tout peut s’énoncer et être accepté, de tout on peut sortir impunément, et même indemne, personne ne fait quelque chose s’il s’est convaincu de son injustice, du moins au moment de le faire, raconter non plus, quelle étrange mission ou tâche est-ce là, ce qui arrive n’arrive pas vraiment tant que ce n’est pas découvert, tant que ce n’est pas dit et tant que ce n’est pas su, et entretemps la conversion des faits en simple pensée et en simple souvenir, en rien, est possible. Mais en réalité celui qui raconte le fait toujours plus tard, ce qui lui permet d’en rajouter s’il veut, pour prendre de la distance… Et à son tour celui qui écoute peut écouter jusqu’à la fin et même ainsi dire ce qui est toujours la meilleure réponse : je ne sais pas, je n’ai pas de preuves, on verra. »

Avec Demain dans la bataille… (Manana en la batalla piensa en mi*), Javier Marias, madrilène né en 1951, signe, en 1994, un roman de l’Épiphanie, du logos et de la place de celui qui raconte dans un monde où le récit est devenu compte-rendu, commentaire, insignifiance...

Roman distingué par le prix Interallié en 1996, 

*citation extraite de la pièce Richard III, acte V, de Shakespeare

 

Nb : Le roman « A nos amours », du même auteur,  a fait l’objet d’une précédente note de lecture sur ce blog : 

http://acontrecourant2.canalblog.com/archives/2016/09/28/34375846.html

 

 

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