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site de Roland Goeller
9 août 2018

Cultiver son jardin

 

 

jardin

Le vieil homme sort aux premières heures à cause de la canicule, la tête en toutes circonstances coiffé d'un chapeau de paille dont le ruban noir cache mal les auréoles laissées par des années de sueur. Portes et fenêtres sont grandes ouvertes pour laisser entrer la fraîcheur de matin. Elles seront refermées à dix heures passées, la maison gardera jusqu'au soir le souvenir de la fraîcheur nocturne, du moins au côté nord. L'homme trimbale son arrosoir le long des massifs de lauriers et d'un carré où poussent quelques pieds de tomates et de courges. La ligne de haricots donnera peu, les pieds ont souffert de la chaleur. Le récupérateur d'eau de pluie est presque vide, il faudra prélever sur le réseau désormais. L'immeuble en face se monte à la vitesse d'une fusée. A peine la dalle a-t-elle eu le temps de sécher quarante-huit heures et déjà une cohorte de maçons, éjectés d'une camionnette à l'immatriculation bizarre, s'active à monter les murs. Trois étages, se dit l'homme, cela aurait pu être pire, quelques fenêtres auront vue sur son jardin, il s'est fait à l'idée. Par deux fois déjà, des promoteurs sont venus sonner à sa porte, les modifications du PLU ont aiguisé les apétits. Les montants proposés n'avaient rien de dérisoire, mais il a décliné, que ferait-il d'un pactole ? A son âge !
Partout dans le quartier s'érigent des immeubles, des résidences, des logements pour primo-accédants et d'autres, sociaux, répartis sur les parcelles selon des critères de planche à dessin. Des quadrilatères végétalisés se déployent entre les bâtiments, tels des pièces de puzzle faites pour remplir les creux. Qui en assure l'entretien ? Des prestataires en jardinerie urbaine mandatés par le syndic de copropriété. Les ouvriers, rarement les mêmes, viennent en escouade, armés de tailles-haies, de sécateurs et de remorques pour déchets végétaux. Entre deux interventions cependant, nul ne se baisse pour ramasser la mauvaise herbe, le sachet plastique négligeamment jeté, la seringue ou le préservatif usagé. Les quadrilatères végétaux n'appartiennent à personne. Personne n'en est responsable, n'en prend soin. Les habitants se réfugient dans leurs appartements et apportent aux jardinières déployés sur le balcon les soins attentifs dont ils privent les espaces communs. Puis ils allument la télévision qui leur montre combien sont belles les contrées rurales ou balnéaires que les bataillons de propriétaires-jardiniers entretiennent et embellissent. La télévision entretient l'illusion d'un ailleurs, exotique, à portée de voiture et de congés payés, pour rendre supportable un ici et maintenant, métropolitain, mutualisé, organisé en système de consommation de nourriture, d'octets, de bière, de publicité et de clips, de kWh et de climatisation, de services publics, de culture et de sexe. Comment ne pas rêver d'ailleur(s) lorsque nul carré de terre ne vous appartient.
La télévision tourne aussi dans la maison du vieil homme mais jamais il ne s'assied devant elle. C'est pour avoir de la compagnie, dit-il. Sa femme est décédée l'an passé et les enfants travaillent dans d'autres métropoles, ils élèvent leurs propres enfants et n'ont plus guère de temps pour lui. Le vieil homme est né dans un monde où il n'y avait ni Smartphone, ni télé, ni voiture, ni frigo et où on faisait ses besoins dans des gogues au fond du jardin. Le lait quotidien provenait de chez le fermier voisin, encore chaud de la traite, transporté en un récipient en fer-blanc, nul emballage ne remplissait la poubelle et les discours des écologistes. Le monde était petit alors, de la dimension d'un cercle dont le rayon correspondait à la distance d'une journée de vélo. Il s'est considérablement agrandi depuis. Le tusnami de Fukushima a été vécu en direct comme si c'était à côté. Le vieil homme a vérifié sur une carte. Fukushima, c'est à l'autre bout du monde, et la vague n'est pas prête de venir dans son jardin. Vieil égoïste, entend-il parfois. Il laisse dire. Lorsque nul carré de terre ne l'enracine, l'âme flotte en apesanteur et s'attache aux premières rumeurs qui l'assaillent. Il se passe toujours quelque chose sur cette bonne vieille planète et le direct permet aux âmes de se porter partout, sauf là où elles devraient être. Elles pestent en trébuchant sur les poubelles que des voisins indélicats ont eu la flemme de porter au conteneur et se dépêchent de mettre les infos. La télévision leur offre une succession de feuilletons qui alimentent les conversations du lendemain, malheur à ceux qui ne sont pas à jour. Le vieil homme n'écoute que d'une oreille distraite, il profite de la fraîcheur du soir pour traiter le pommier avec une eau de savon noir. Par deux fois aujourd'hui, il fut sollicité par des installateurs de climatisation. Il tente d'objecter mais le vendeur ne lui en laisse pas le temps et il finit par raccrocher. Quel besoin de climatiseur ! Lorsque la chaleur l'accable, il cherche refuge sous ses arbres dont l'épais feuillage donne une ombre fraîche. Le climatiseur, c'est bon pour les immeubles qui ont chassé les arbres. Et pour les EHPAD ! Bientôt viendra son tour, il le sait, il a fait une liste des choses qu'il aimerait emporter, peut-être pourra-t-il installer dans sa chambre une petite jardinière avec des aromatiques. Mais qui alors s'occupera du jardin ?

 

 

 

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Commentaires
A
Merci Pierre pour ce beau message. Eh oui, il faut bien s'accrocher à qq chose, mais la globalisation (dont la métropolisation est la fille aînée) consiste à ne s'accrocher à rien, hors sol...
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V
Quelle admirable description de fin d'une époque que nous avons vu passé à grande vitesse. Tout y est majoritairement exact; plaisant souvent sur cette scène que nous observons; un peu triste par les évolutions inexorables trop fréquentes. Ce qui pourrait nous sauver, sauver notre humanité, serait sans doute de renforcer notre attachement à une culture, à une foi, à des règles de vie, celles que nous connaissons chacun dans sa région. Il faut bien s'accrocher à quelque chose.
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