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site de Roland Goeller
9 janvier 2023

Russell Banks, 1940-7janvier2023

En hommage au romancier américain, Russell Bants et à son extraordinaire "DE BEAUX LENDEMAINS" dont j'avais, à l'époque de sa lecture, souligné les extraits ci-dessous:

 

personnage : Dolorès Driscoll 

Moi, je suis bavarde, et par conséquent, comme beaucoup de bavards, j’ai tendance à dire des choses que je ne pense pas vraiment. Mais pour Abbott, plus que pour n’importe qui à ma connaissance, il faut que chaque mot compte, presque comme pour un poète, et parce qu’il est passé si près de la mort il a envers la vie une lucidité que la plupart d’entre nous ne peuvent même pas imaginer. 

Je n’ai rien contre les étrangers a priori, comprenez-moi. C’est juste qu’il faut aimer un endroit avant de pouvoir bien y vivre, et il faut y vivre avant de pouvoir bien l’aimer. Sans quoi on est une espèce de parasite. Je sais que les touristes, les estivants valent aux gens d’ici une masse de rentrées saisonnières, mais comme disait volontiers Abbott : « Gains … à court … terme … font pertes … à … long terme ». Ce qui est vrai pour beaucoup de choses. 

J’avais toujours plaisir à voir les plus grands, ceux de septième et de huitième, en train d’écouter de la musique avec leurs walkmans et leurs radios portatives en dansant l’un autour de l’autre, de flirter et de jouer des coudes afin de prendre position dans leurs multiples et mystérieuses hiérarchies, impossible à comprendre pour moi ou n’importe quel adulte, tandis que les garçons et les filles plus jeunes étudiaient et évaluaient sobrement les gestes de leurs aînés en vue d’un usage ultérieur. J’aimais la façon dont les garçons les plus âgés se plaquaient les cheveux en ondulations et crans précis, et dont les filles se pomponnaient à coups de rouge à lèvres et d’eye-liner, comme si elles n’étaient pas déjà aussi jolies qu’elles le seraient jamais. 

Bien sûr, on ne peut pas tout maîtriser, mais on est obligé de faire attention aux quelques trucs qu’on contrôle. Je suis une optimiste, fondamentalement, qui agit en pessimiste. Par principe. Au cas où. 

Abbott dit « Principale … différence entre … les gens … c’est la qualité d’attention ». Et puisque la qualité d’attention d’une personne est une des rares choses qu’un être humain peut contrôler, eh bien il faut le faire, bon Dieu, voilà ce que je dis. CA et la Règle d’Or, en un mot comme en cent, voilà ma philosophie de vie. Celle d’Abbott aussi. Et pas besoin de religion pour ça.  

 

 

personnage : Billy Ansel 

C’est une façon de vivre avec une tragédie, je suppose, que d’affirmer après coup qu’on l’avait vue venir, comme si d’une certaine manière on s’y était déjà préparé. Je pouvais le comprendre. Mais ça m’irritait de l’entendre dire, surtout avec tous ces journalistes qui fourraient leurs micros sous le nez des gens et des avocats de la ville qui rôdaient partout, à la recherche d’un coupable, c’est pourquoi je veux proclamer bien nettement que moi, qui me suis trouvé au plus près de l’accident, je ne l’avais pas du tout prévu. 

Les hommes et les femmes ont des façons différentes de se considérer. Par exemple, un homme ne se rend généralement pas compte de la petitesse d’une femme tant qu’il n’a pas tenu devant lui un de ses vêtements, disons une chemise de nuit, et vu combien c’est petit et léger, plus semblables à des affaires d’enfant qu’à l’ une des siennes, à lui, et combien ses mains lui paraissent épaisses et lourdes. Nous avons presque toujours l’impression que les femmes sont plus grandes qu’elles ne sont en réalité, et que nous n’avons que rarement l’occasion d’observer la petitesse et la délicatesse de leur corps en comparaison du nôtre.

Elles connaissent notre taille bien sûr, elles la connaissent bien car elles ont senti notre poids sur elles – les petits connaissent toujours la taille de ceux qui sont plus grands qu’eux. MMais nous, les hommes, nous ne prenons l’habitude la mesure physique des femmes de nos vies que par le regard et, parce qu’en secret nous avons peur d’elles, nous avons tendance à leur voir des corps au moins aussi grands que les nôtres. Je crois que c’est une des raisons pour lesquelles tant d’hommes s’étonnent qu’on puisse si facilement faire mal à une femme avec ses mains. Moi je n’ai jamais fait mal à une femme avec mes mains. Mais vous savez comment les hommes parlent entre eux. L’étonnement est une de nos excuses préférées. Nous nous prétendons volontiers étonnés par ce que tout le monde sait. 

Notre façon de considérer la mort dépend de l’image qui nous en est préparée par nos parents et les gens qui les entourent, et de ce qui nous arrive au début de notre vie. Et si on avait une juste conception de la mort – comparable à la certitude qu’on a de la réalité des impôts par exemple – si on ne s’obstinait pas à se figurer qu’on peut y échapper, il n’y aurait peut-être jamais eu de guerre du Viêt-Nam. Ni aucune guerre. Au lieu de ça, on croit ce mensonge : que, contrairement aux impôts, la mort peut être indéfiniment remise à plus tard, et on passe sa vie à défendre cette conviction. Il y a des gens qui excellent à ce jeu et ils deviennent des héros de la nation. D’autres comme moi, pour des raisons obscures, reconnaissent très tôt le mensonge pour ce qu’il est ; ils jouent le jeu pendant quelques temps, puis ils deviennent amers, et puis ils passent au-delà de l’amertume, vers …vers quoi. Ceci je suppose. La lâcheté. L’âge adulte. 

A cette époque-là, trois ans environ avant l’accident, leur mariage était mort, fondamentalement, sauf, bien sûr, en ce qui concerne leur amour pour Sean. Je suppose que c’est ce que je souhaite croire ; tout intrus dans un couple préfère croire que ce couple était désuni avant son arrivée ; mais dans ce cas-ci, je suis certain que c’était vrai.  

 Des femmes comme Wanda Otto sont déjà, en public, si près de la nudité et de l’extase que ce n’est pas très excitant de leur faire faire un pas de plus seul et en privé. En fait, ce qu’on imagine est une femme qu’on ne peut satisfaire – une vraie douche froide pour un homme, c’est bien connu. Mais se représenter Risa – Risa Walker, la calme, la réservée, la maîtresse d’elle-même, si convenable et si modeste -, se la représenter en proie à une folle passion, nue, en transpiration, ses longues jambes écartées, ses mains vous labourant le dos, sa bouche gémissante, sa langue dans votre oreille … eh bien, voilà une scène où un homme peut trouver son content. 

Il semble incroyable, incompréhensible que des enfants meurent avant les adultes. C’est un défi à la biologie, ça contredit l’histoire, ça nie toute relation de cause à effet, c’est même une violation de la physique élémentaire. C’est le paradoxe absolu. Une communauté qui perd ses enfants perd son esprit.

Désespérément nous nous débattions pour arranger l’événement dans nos têtes de manière à lui trouver un sens. Chacun de nous à sa manière fouillait sa conscience de fond en comble à la recherche d’une explication plausible tentant ainsi d’échapper à cet énorme trou noir qui menaçait d’engloutir notre univers entier. Je suppose que les chrétiens, et ils sont nombreux chez nous, y sont arrivés les premiers, en tous cas les adultes, et j’en suis content pour eux, mais pour ma part je ne pouvais pas m’en tenir là, et je pense que la plupart d’entre eux, en secret, ne le pouvaient pas non plus. Pour moi, l’explication religieuse n’était qu’une autre façon de nier les faits. 

 

personnage Mitchell Stephens, esquire 

C’est étonnant comme les gens qui vivent dans de beaux endroits reculés s’imaginent toujours qu’une autoroute à six voies ou un aéroport international vont leur amener des touristes, lesquels résoudront tous leurs problèmes, alors qu’inévitablement, les seuls que ça enrichit sont ailleurs. Les autochtones finissent pas haïr les touristes, les inconnus, les étrangers – ces gens riches qui les emploient désormais à temps partiel comme domestiques, jardiniers, serveuses, garde-chasse, réparateurs. L’argent qui vient de la ville retourne toujours à sa source. Avec intérêt. Demandez à un africain. 

Regardez-les, bon Dieu – violents dans les rues, comateux dans les centres commerciaux, hypnotisés devant la télé. Dans le courant de mon existence, il s’est passé quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. J’ignore si c’est la guerre du Viêt-Nam, la colonisation sexuelle des gosses par l’industrie, ou la drogue, ou la télé, ou le divorce, ou le diable sait quoi. J’ignore quelles sont les causes et quels sont les effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le sais. Alors, essayez de les protéger, ce n’est guère qu’un exercice complexe de refus. Les fanatiques religieux et les superpatriotes, ils tentent de protéger leurs gosses en les rendant schizophrènes : les épiscopaliens et les juifs orthodoxes abandonnent progressivement les leurs à des pensionnats et divorcent afin de pouvoir baiser impunément ; les classes moyennes attrapent ce qu’elles peuvent acheter et le transmettent, tels des bonbons d’Halloween empoisonnés ; et pendant ce temps, les Noirs au cœur des villes et les blancs pauvres au fond des cambrousses vendent leurs âmes par convoitise de ce qui tue les gosses de tous les autres en se demandant pourquoi les leurs prennent du crack. 

J’ai reconnu plusieurs avocats, faciles à repérer dans leurs complets et leurs par-dessus, qui surveillaient la scène à l’affût de clients possibles, et quelques journalistes, la caméra en sautoir et le carnet à la main, guettant des signes extérieurs de chagrin. 

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Russell banks Beaux lendemains

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce roman terriblement dense de R Banks fonctionne comme une pièce de théâtre en cinq actes. Unité de lieu, unité de temps, unité d’action. Cinq actes, quatre personnages, un drame. Dans le nord de l’état de New-York, par un petit matin glacé et neigeux, un bus de ramassage scolaire sort de la route et provoque la mort de 14 enfants. La bourgade est sous le choc. Ses membres oscillent entre la révolte et l’incompréhension. Dolorès Driscoll, la conductrice du bus, Billy Ansel, le père de deux enfants tués et seul témoin, Mitchell Stephens, l’avocat qui cherche à établir les responsabilités, et Nicole Burnell, une élève survivante mais hémiplégique, prennent à témoin le lecteur de leur désarroi, leur souffrance et leurs questions.     

 Nul n’accuse Dolorès dont on connaît la probité, pas même Stephens, cependant chacun nourrit à son encontre une haine d’autant plus forte qu’elle reste sourde. Le drame cependant résonne comme une tragédie qui réclame une victime expiatoire. Stephens pour un temps parvient à faire croire à l’ectoplasme d’une irresponsabilité générale et pénale. Mais New-York est loin. La bourgade est un monde non pas clos mais cohérent. Vie, mort et expiation ne sauraient être disjoints. 

C’est un exploit pour Banks d’avoir tissé quatre récits qui se nouent et donnent vie à des personnages touchés par le drame, chacun à sa manière. Mais c’est un coup de génie d’avoir tissé un second drame derrière le premier, un second drame plus diffus, plus secret, plus caractéristique de cette Amérique faussement libérée et ardemment puritaine, et de nous proposer son expiation par la survenue du premier, lequel dès lors trouve un sens, lequel ne serait plus un accident mais un sacrifice.  

 

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