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site de Roland Goeller
6 avril 2023

Maigret s'amuse, Georges Simenon, 1956

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Simenon s’amuse ! Simenon, Maigret, un pléonasme, tant l’un est l’autre ! Le roman aurait pu s’appeler : « Un cadavre dans le placard ! » Aux premiers jours d’août, les Parisiens partent en vacances et laissent la ville déserte. Maigret, lui, âgé, forçat des enquêtes, fatigué, est sommé par son médecin et ami Pardon de prendre des vacances. Mais pour aller où ? La Côte ? Les Sables ? Toutes les villégiatures connues des Maigret affichent complet. Alors pourquoi ne pas les prendre à Paris, ces vacances, la ville sera tranquille, ils flâneront dans les quartiers où d’habitude ils se hâtent, mais il aura fallu que la langueur aoutienne soit troublée par le cadavre d’une femme, jeune et nue, retrouvée dans un placard au cabinet du docteur Jave, un médecin chez qui défile le beau monde.

Maigret est certes en vacances, mais « si ses narines ne frémissent pas, il n’en ressentait pas moins une certaine excitation. » Maigret n’est pas pour rien commissaire et sa vie, en dehors de ses enquêtes, se résume à peu de choses. Sans enfants, époux d’une femme discrète aux petits soins, domicilié dans un modeste appartement rue Ledru-Rollin, il traverse les jours au rythme des petits plats préparés par Mme Maigret et des petits calvas servis dans les petits bistrots que ses enquêtes l’amènent à fréquenter. On imagine Bruno Cremer bourrer sa pipe et regarder le patron d’un œil goguenard. Peut-être Simenon, forçat de la plume, lui aussi épiçait-il la fadeur des jours en enchaînant les polars les uns après les autres, un jeu de pipes posé sur son bureau.

Maigret arpente les rues de Paris non en enquêteur préoccupé mais en touriste désinvolte qui n’a d’autre obligation que de choisir un lieu de promenade et trouver une bonne table où se sustenter. Il est dans la position de monsieur-tout-le-monde, perclus d’un ennui qui ne dit pas son nom et mis en haleine par la première affaire sensationnelle dont les quotidiens font leurs choux gras. Une enquête s’ouvre, sans lui, pour savoir qui a trucidé Mme Jave et il suit son avancement comme tout-un-chacun, au rythme des articles de presse, impatient de débusquer les incohérences, d’imaginer d’autres axes d’investigation. Avec ce polar, Maigret s’amuse, Simenon nous livre une nouvelle facette de son immense talent. Maigret enquête sans enquêter. Désormais oisif, il n’a plus toutes les cartes en mains et sa curiosité, exacerbée, tient d’autant mieux le lecteur en haleine. Maigret se retrouve dans la peau d’un lecteur dévorant une enquête de Maigret.

« Les lecteurs ne se jettent-ils pas avec la même fièvre sur les récits d’actes héroïques ou exceptionnels ? (…) Ce que les gens cherchent, n’est-ce pas d’apprendre jusqu’où l’homme peut aller, dans le bien comme dans le mal ? » Simenon envisage sa vie comme une succession de polars et il a de ses contemporains l’image d’hommes et de femmes condamnés à l’ennui sans leur ration de sensationnel. Peut-être d’avoir connu la guerre, côtoyé la délation, la peur, le marché noir, les petites mesquineries, les vies réduites à leurs petitesses parfois touchantes ? « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas. » Ce mot de Pessoa s’applique à sa manière à la déréliction française après la guerre. Ce à quoi le lecteur (de Simenon) cherche à échapper, c’est sa propre médiocrité. Mais l’échappatoire n’est pas une rudimentaire trappe qui s’ouvre sur l’imaginaire. Il serait malvenu de livrer les événements dans leur plate chronologie comme le ferait un journaliste. Il faut du sensationnel, de l’exceptionnel. Dans Maigret s’amuse, l’art romanesque de Simenon culmine. Arte povera ! Peu de moyens mais de grands résultats.

simenon maigret s'amuse

Le petit Lassagne, journaliste, est le principal protagoniste du roman qui jamais cependant n’apparait sauf à travers ses articles contenant de nouveaux indices. Maigret connait toute l’utilité de ce genre de fouineur. Il sait lui renvoyer l’ascenseur, contrairement à Janvier qui, en son absence, est en charge de l’enquête. Mais Janvier fait ses premières armes et Maigret ne voudrait en rien le perturber par sa présence tutélaire. Janvier lui non plus n’apparait pas sauf dans les articles de Lassagne. Et lorsque l’enquête piétine, Maigret lui fait parvenir une information sous forme de lettre anonyme, comme un quidam quelconque qui se vanterait d’en savoir long. C’est qu’il enquête hors procédure, il ne peut s’en empêcher. Il mobilise son ami Pardon, médecin, qu’il charge de lui faire le portait des deux médecins suspectés.

Simenon le romancier déambule dans Paris dans les pas de son héros et lui trouve des interlocuteurs au petit bonheur la chance, tel patron de bistrot qui le reconnait, le quarteron de joueur de belotes qui commentent la presse du soir, les deux amoureux qui spéculent sur le crime. « Je parierais que la police les a relâchés pour les observer et attend qu’un des deux fasse un faux pas. » Paris déserté se met à revivre dans les commentaires de personnages dont l’avancement de l’enquête semble être le seul sujet de distraction. Le petit Lassagne fournit les articles, mais Simenon est le maître du récit, contrepoint désenchanté au chant homérique qui racontait bien autre chose. « Vous appelez ça une jeune fille ? Quelqu’un qui reçoit des hommes mariés ?

—Pourquoi dites-vous des ? Il y en avait plusieurs ? 

—Si on en reçoit un, on est capable d’en recevoir d’autres, voilà mon opinion… », s’exclame une protagoniste interrogée par Lassagne. Ce dernier a fait le voyage de Concarneau d’où est originaire la victime et il en découvre le passé réprouvé. Simenon-Maigret-Lassagne ne manque pas d’égratigner les gens qui se réfugient derrière des apparences mondaines et ne se privent pas de faire la leçon aux autres.

« Ils ont essayé de la marier, écrit encore Lassagne, mais personne d’ici ne l’aurait épousée. Un jeune notaire de Rennes a fréquenté la maison pendant un temps puis, une fois au courant, n’est plus revenu. Vous imaginez l’aubaine quand un docteur de Paris s’est entiché d’elle ? » Les crimes de Simenon sont rarement crapuleux, ils sont passionnels et le passé abonde en circonstances atténuantes que Maigret se charge de collecter. Peut-être même pense-t-il que la victime l’a bien cherché mais il n’en souffle mot, c’est le travail des jurés et Simenon laisse à un badaud le soin de tirer la morale de l’histoire : « Ça devait arriver un jour ou l’autre ! »   

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